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15 avril 2011 5 15 /04 /avril /2011 02:06

 

 

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Johann Heinrich Füssli, Lady Macbeth somnambule, 1784

 

 

 


Toujours en lisant le journal de cette chère duchesse de Dino[1], je tombe sur un passage qui m’intrigue :


« Londres, 10 septembre 1831 - On me parle d’émeutes féminines ; il y a eu quinze cents de ces horribles créatures qui ont fait du train. La garde nationale, à cause de leur sexe, n’a pas voulu user de force ; heureusement que la pluie en a fait justice. »


« Emeutes féminines », cela veut tout dire. Il y a plus qu’un mépris de classe sous la plume de Dorothée. Elle qui se trouve bien au chaud dans son petit salon londonien, à user de ses petits doigts au clavecin sans doute... Mais de quoi s’agit-il ? Londres. Je pense aux suffragettes, tout en sachant pertinemment que ce n’est pas cela : encore quelques soixante dix ans avant que Mme Banks puisse agiter ses jupons... « Horribles créatures », je vois la Lady Macbeth de Füssli brandir sa torche, les yeux exorbités : « En avant ! ». En avant qui ? Personne. Lady Macbeth n’est pas une Marianne guidant le peuple, elle a déjà bien assez de mal à se guider elle-même. Et les « horribles créatures » dont parle Dorothée ne sont pas des châtelaines, ce sont sans doute des « travailleuses ». La duchesse de Dino écrit de Londres, mais ce sont des nouvelles qu’on lui rapporte de Paris. Elle écrit le 10, les émeutes doivent dater de début septembre, voire de fin août. Je recherche donc une émeute datant de l’automne 1831, impliquant des femmes, et, vu l’époque, concernant soit le prix du pain, soit la condition ouvrière.


Je découvre, mentionnée dans un article historique[2], l’« émeute de la rue du Cadran » de septembre 1831. Voila donc mon affaire. Les découpeuses[3] de châles du Sentier manifestent contre les machines que l’on amène de Lyon et qui font en un seul jour l’ouvrage de plusieurs ouvrières. La révolte des Canuts avant l’heure[4]. Cinq jours d'émeute. On proteste contre la mécanique, contre le prix du pain, on s’échauffe, mais on est en septembre déjà, la pluie et le vent viennent refroidir tout cela. Le Paris révolutionnaire, c’est le Paris des mois d’été.


L’ « émeute des découpeuses », cela sonne vraiment bien tout de même. On comprendrait presque que Dorothée évoques ces « horribles créatures ». Seulement, ne lui en déplaise, un mois après l’émeute, la Gazette des Tribunaux rapporte :


« Jeunes et jolies pour la plupart, elles tenaient leurs yeux timidement baissés, se justifiaient en balbutiant et aucune d’elles ne nous présentait ces traits mâles et marqués, cette voix forte et enrouée, enfin cet ensemble de gestes, d’organes, de figure et de mouvements qui nous semblent devoir être le type constitutif de la femme-émeute. »[5]


Il y a donc un type de la  « femme-émeute ». La « femme-émeute » n’est pas une douce créature qui se mue en furie, c’est un genre poissonnière à la voix rauque, bien reconnaissable hors même ses transports militants. Une virago, comme on disait alors. Aujourd’hui, on associerait plus volontiers  cette description à l’argot américain « dyke », le type de la lesbienne camionneuse. Intéressant. Mais ce serait bien plus intéressant si, justement, les douces créatures n’étaient pas si douces que cela.

 

« Emeute en jupons, république en cornettes », résume la Gazette des Tribunaux. Sous la plume de Barthélémy, poète satirique, qui a rédigé une chronique en vers toute l'année 1831, on trouve même une ode à l’« L’Emeute du Cadran » :

 

« L’émeute ! encor ! hydre des carrefours,

Que le galop disperse et qui renaît toujours !

Cette fois elle abdique une mâle origine,

Ses cris sont plus aigus, c’est l’émeute androgyne ;

Aussi pour sa bannière elle déploie un schall[6] :

Soudain Périer[7] suivi du nouveau maréchal[8],

Appelle auprès de lui, pour faire la campagne,

Tourton, le fournisseur de la guerre d’Espagne ;

Et le noble trio, tout radieux d’orgueil,

A terrassé le monstre au quartier Montorgueil.

Ce n’étaient plus ici des bandes aveuglées :

Ils avaient tous affaire à des troupes réglées ;

Et ce n’est point aisé, dans ce péril pressant,

D’arrêter à tout pris l’effusion du sang.

Il ne fallait rien moins que ce ministre équestre

Pour refouler d’un mot cette émeute au séquestre

Elle a fui ; ses longs cris n’éclatent plus dans l’air,

Et pour se réchauffer elle attend cet hiver. »[9]

 

Le quartier de Montorgueuil, voila où l’on doit trouver cette fameuse rue du Cadran. La Bourse, les Halles, cela me rappelle mon père. Il me manque, mon père. Mais je m’égare. Les vers de Barthélémy ne sont pas ceux d’Hugo certes, mais c’est tout de même très honorable. Et Hugo ? Il se trouve qu’il a lui aussi quelque chose à dire sur le sujet. Il y a, comme toujours sous sa plume, ces mots merveilleux :

 

« Rien n'est plus extraordinaire que le premier fourmillement d'une émeute. Tout éclate partout à la fois. Etait-ce prévu? Oui. Etait-ce préparé? Non. D'où cela sort-il? Des pavés. D'où cela tombe-t-il? Des nues. Ici l'insurrection a le caractère d'un complot; là d'une improvisation. Le premier venu s'empare d'un courant de la foule et le mène où il veut. Début plein d'épouvante où se mêle une sorte de gaîté formidable. Ce sont d'abord des clameurs, les magasins se ferment, les étalages des marchands disparaissent; puis des coups de feu isolés; des gens s'enfuient; des coups de crosse heurtent les portes cochères; on entend les servantes rire dans les cours des maisons et dire: Il va y avoir du train! »[10]

 

« Il va y avoir du train », la même expression que celle de Dorothée, « Faire du train ». Un passage par mon petit Littré s’impose. Je ne trouve pas tout de suite d’ailleurs : il n’y a pas moins de vingt-et-une entrées pour le mot train. « Faire du train, faire le train, gronder, se fâcher », ce n’est guère que la quinzième. Nous avons conservé en français contemporain le « train de vie » et « mener grand train », mais nous avons oublié « faire du train ». Dommage. Continuons la lecture d’Hugo :

 

« Rue Saint-Pierre-Montmartre, des hommes aux bras nus promenaient un drapeau noir où on lisait ces mots en lettres blanches: République ou la mort. Rue des Jeûneurs, rue du Cadran, rue Montorgueil, rue Mandar, apparaissaient des groupes agitant des drapeaux sur lesquels on distinguait des lettres d'or, le mot section avec un numéro. Un de ces drapeaux était rouge et bleu avec un imperceptible entre-deux blanc. »[11]

 

Rue des Jeûneurs, près de la Bourse, rue Mandar, plus au sud, perpendiculaire à la rue de Montorgueil qui descend vers les Halles. Je vois. En revanche, la rue du Cadran n’apparait sur aucun plan. C'est très important la rue du Cadran! Cela le devient ce soir où je devrais être en train de faire autre chose, bien entendu.

 

Je cherche donc une rue entre la Bourse et les Halles. Une rue renommée sans doute, ou effacée, fusionnée avec une autre. Il ne me reste plus qu'à explorer, dans la liste des rues du 2ème arrondissement, celles qui ne pouvaient porter leur nom actuel en 1831. Rue du Quatre-Septembre ? Bonne candidate, cela nous amène au 4 septembre 1870. Sauf qu’elle s'appelait auparavant « rue du Dix-Décembre », jour de l'élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la Présidence de la République. Evidemment, j’aurais du y penser... Très méchant pour Louis-Napoléon, d’ailleurs. La République avait été proclamée au lendemain de Sedan, il a fallu en plus qu’on débaptisât sa rue. Quid du café du Cadran ? Le café où officiait le serveur Papillon, à qui l’on doit notre « minute Papillon !» Je le trouve à l’angle des rues Danou et Louis-le-Grand, mais de rue du Cadran, point de trace.

 

Je reprends le texte d’Hugo. Rue des Jeûneurs, je m'imagine des pénitents. Tiens, une grande procession comme celle de la Semaine Sainte à Séville. Nous sommes en Carême après tout... Les « Jeûneurs » sont fort joyeux d’ailleurs : je vois au passage qu’il s'agit d'une altération des « Jeux-Neufs », les jeux de boules auxquels s’essayait le XVIIème siècle sur l'ancien chemin de ronde de l’enceinte Louis XIII. Comme les apparences sont trompeuses parfois... Et Montorgueil ? « Orgueil », les lecteurs d’Hugo le savent, c'est l’ancien nom du « cric » dont se servent les ouvriers. Cet orgueil -ci doit être une conscience de classe qui s’élève...

 

Je trouverai! Mais pourquoi est-ce que je cherche au juste? Laissons cette question en suspens. Cadran, il y avait sûrement un cadran solaire... Le plus simple évidemment serait de chercher dans un dictionnaire des rues de l’époque. Pourquoi ne l’ai-je pas fait plus tôt ? Parce que c’est trop simple et que quitte à perdre du temps... Enfin, je veux ma réponse et je la trouve tout de suite. Il suffisait de chercher au bon endroit.  La rue du Cadran a d’abord été la ruelle des Aigouts, puis  la rue du Bout-du-Monde, cela ne s’invente pas. « En 1807, les propriétaires  riverains demandèrent le changement de nom de Bout-du-Monde en celui du Cadran, parce qu'il existait un grand cadran dans cette rue. »[12]


Le dictionnaire, de 1844, ne me dit pas quel est le nouveau nom de cette rue, mais il me laisse quelques indices. « Commence aux rues de Montorgueuil, n°77, et des Petits-Carreaux, n°1; finit à la rue Montmartre, n°88 bis et 90. 3e arrondissement, quartier Montmartre. » Ce doit être la rue Léopold Bellan. Et apparemment, il s’agit du nom d’un conseiller municipal qui aurait été adopté en 1937. Pourquoi, après 130 ans de cadran, a-t-il a fallu que cette rue change de nom ? Qui sait, j’aurais peut-être la réponse un jour ? Il y a quelque temps, alors que mon train s’arrêtait à la station Henri-Martin[13], un jeune homme a signalé à son voisin, le plus naturellement du monde, qu’Henri Martin était son aïeul.


En voila une rue bien extraordinaire : elle commence ruelle, avec un nom d’égout, elle est ensuite rue du bout du monde, pour finir avec le nom d’un illustre inconnu. La rue la plus banale de tout Paris sans doute. Tout cela à cause des émeutières de 1831, les découpeuses du Bout du monde, les suffragettes des Aigouts, les pénitentes du Cadran... Si Dorothée avait su que trois lignes de sa main feraient couler autant d’encre... Elle aurait été atterrée, sans doute.

 

Atterrée, comme Elisabeth qui m’observe depuis un moment. « Mais qu’est-ce que tu fais ? », ce qui sous-entend : « je croyais que tu devais travailler ». Evidement, elle me voit avec tous ces vieux livres : Les Misérables, Le Littré, un plan de Paris, les Mémoires de la Duchesse de Dino... Elle sait bien que je ne suis pas en train de travailler. Moi aussi, je croyais que je devais travailler, ma chère. La rue du Cadran en a décidé autrement... L’heure tourne.



[1] La Duchesse de Dino, née Dorothée de Courlande, est la nièce par alliance de Talleyrand. Elle fut très au fait des affaires européennes, rencontrant et correspondant le plus naturellement du monde avec tous les intellectuels et toutes les têtes couronnées. In Duchesse de Dino, Chronique de 1831 à 1862, Volume I : 1831-1835, Plon, Paris, 1840

[2] Michelle Perrot, « Femmes et machines au XIXème siècle » in Romantisme, 1983, Vol. 13, No. 41, p. 15-18

[3] « On nomme, chez les Gaziers et les Fabricants de châles, Découpeuse, Celle qui coupe les fils remplissant les intervalles qui se forment entre les fleurs en fabriquant. » Article « Découpeuse » in Nouveau Dictionnaire François, composé sur le Dictionnaire de l'Académie Françoise, enrichi de grand nombre de mots adoptés dans notre langue depuis quelques années, et dans lequel on a refondu tous les suppléments qui ont paru jusqu'à présent, Volume 2 , Jean-Baptiste Delamollière, 1836

[4] N’est-il pas significatif que la révolte des Canuts ait justement eu lieu en novembre 1831, soit deux mois après l’émeute de la rue du Cadran ?

[5] Gazette des Tribunaux, 12 octobre 1831 cité in Michelle Perrot, « Femmes et machines au XIXème siècle » in Romantisme, 1983, Vol. 13, No. 41, p. 15-18

[6] Orthographe particulière du mot « châle » que l’on retrouve dans plusieurs écrits des années 1830-1840. Après tout le mot est d’origine persane...

[7] Casimir Périer, Président du Conseil à partir de mars 1831 jusqu’à sa mort des suites du choléra en 1832. Il était d’ailleurs en correspondance avec la duchesse de Dino.

[8] Le maréchal Soult, qui succéda à Périer en 1832. Enfin, je me demande quand même, parce que ce maréchal d’Empire n’a rien de « nouveau ».

[9] Auguste Marseille Barthélémy, Némésis, Volume I, 4eme édition, Perrotin éditeur, 1835, p.331-332

[10] Les Misérables, X, Quatrième partie - L'idylle rue Plumet et l'épopée rue Saint-Denis, 1832

[11] Ibidem

[12] Félix Lazare, Dictionnaire administratif et historique des rues de Paris et de ses monuments, 1844

[13] Historien et maire du XVIème arrondissement.

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