Bizet, L'Arlésienne, Suite No.2, Menuet et Fanrandole
Un salon de thé sur la place du Trocadéro. Je dois y retrouver mon ami S. pour le petit-déjeuner. J’arrive dix minutes en retard, il me prévient qu’il est encore plus en retard que moi. Je rentre donc et je demande une table pour deux. On me fait traverser une salle déjà bien remplie et on m’installe à une de ces tables si ridiculement petites qu’elles n’incitent guère à la consommation : à peine la place d’y poser une théière, inutile de penser à la croissanterie. Je commande un expresso. Je sais bien que, quand il arrivera, mon ami S. commandera ladite croissanterie et que la table sera envahie. Je laisse donc ma tasse de café profiter de cette solitude assumée. L’espace est un luxe de nos jours, n’est-ce pas ?
J’ai pris place comme à mon habitude sur la banquette et non sur la chaise, de sorte que j’ai une vue dégagée sur tout le salon. Immédiatement à ma gauche se trouvent deux autres tables. A la première, il y a un homme et une femme d’une soixantaine d’années. Je les ais obligés à déplacer quelque peu leurs affaires quand j’ai pris place sur la banquette, ce qu’ils ont fait de manière assez aimable. L’homme porte un pardessus assez ordinaire, la femme un manteau de fourrure d’une certaine qualité. A la table d’après se trouvent un homme du même âge et une femme plus jeune. Je lui donne environ trente-cinq ans. Elle a les traits assez fins et typés, elle est blonde. Elle est habillée en bourgeoise, mais en bourgeoise active, pas le genre qui élève les enfants à la maison. Elle à l’habitude de sortir. Elle a l’habitude du contact humain. Elle sait communiquer, elle a une certaine présence, une prestance, profession libérale je dirais. Une certaine intelligence aussi à première vue, de celle qui consiste à savoir manier des éléments au sein d’un modèle, et puis une véritable assurance… J’ai en tête une vague idée de Marine Le Pen, mon inconnue serait-elle avocate ?
Conversation. Le premier couple, ce sont des amis, des commerçants du Sentier qui parlent plus ou moins affaires, rien de bien passionnant. Le second couple s’avère être un père et sa fille. La fille est avocate, bonne intuition donc. Ils parlent affaires également, affaires juridiques pour être exacte : le parquet vient de faire appel de la décision de justice concernant l’affaire Clearstream. Et puis voila que les deux femmes se lèvent, à quelques secondes d’intervalle, pour se rendre aux toilettes. Et là une chose intéressante se produit. Le commerçant s’adresse au père de l’avocate : « Monsieur, je vous connais… » Enumération d’amis et de connaissances, les deux hommes se connaissent en effet. Et de quoi parle-t-on ? Du Sentier. On parle affaires, et bien évidemment, le monsieur du Sentier peut arranger des affaires intéressantes pour l’autre monsieur. Mais cela ne tombe pas dans l’excès, c’est habilement amené, pas trop appuyé. L’avocate revient des toilettes. On se présente, et on se serre la main.
« Ma fille qui est avocate. »
« Ah ! c’est bien ça. Et vous ne connaîtriez pas V.H. par hasard ? »
« J’ai eu une belle sœur qui était amie avec sa femme. J’ai été mariée pendant plusieurs années à J.B. en fait. »
Tout ceci sur un ton parfaitement libéré et décomplexé. Comme s’il s’était agit d’une joint venture: on a été en affaire, rupture du contrat et c’est fini. Je gage que le divorce de la jolie avocate est passé comme une lettre à la poste. La dame du sentier revient à son tour des toilettes.
« Tiens Ginette, voici monsieur M. On se connaît. Et sa fille qui est avocate. »
« Moi aussi je connais le monsieur, c’est ce que je me disais depuis tout à l’heure. »
« Ah oui ? »
« Oui, tout à fait. Votre femme est venue acheter du tissu chez moi. Mais vous ne me connaissez pas. C’est ce que je dis toujours : je connais tout le monde et personne ne me connaît. »
« Ah mais comment cela se fait? »
« J’ai beaucoup travaillé au magasin, je m’occupais des comptes, j’arrivais le matin, je repartais le soir et je ne voyais personne. Mais, j’entendais parler de tout le monde. C’est ce que je dis toujours: je suis l’Arlésienne du Sentier. »
Jolie formule, je salue intérieurement, et me demande depuis combien d’années elle l’utilise ? J’entends la suite de Bizet, c’est un air entêtant, l’air d’un chant de noël, La Marche des rois, « De bon matin, j’ai rencontré le train de trois grands rois… ». C’est certain, le sentier aurait pu habiller le cortège des rois mages, comme un Rothschild peut boire un verre de Lacrima Christi. Puis je repense à Alfonse Daudet, aux Lettres de mon moulin que me lisait mon père… C’est alors qu’arrive Benjamin, grand et jeune garçon brun. Force d’effusion avec l’Arlésienne du Sentier, sa tante probablement. On refait les présentations. On rapproche les tables, on amène un siège pour Benjamin.
Entre temps, bien sûr, mon ami S. est arrivé. Nous avons eu le temps de petit-déjeuner, et de parler, de son travail pour l’essentiel, S. était fort préoccupé ce jour-là. Il ne faudrait pas croire que je n’ai prêté à notre conversation qu’une attention distraite : c’est aux tables d’à côté que j’ai prêté une attention distraite. Mais je ne peux m’empêcher de voir, d’entendre, de noter, l’air de rien. S me dit qu’il veut sortir, je ne m’oppose pas. Je ne m’oppose jamais pour ce genre de choses. Je quitte donc le sentier. Je me glisse dans le faible espace qui sépare nos tables. L’hôtesse du salon de thé me dit : « Vous avez vu, il faut vraiment être mince ici !» Et oui, l’espace est un luxe de nos jours, même physiquement on ne peut pas se permettre d’occuper trop de place.