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7 mars 2011 1 07 /03 /mars /2011 00:44

 


 

Maurizio Cazzati (1616-1678)

Ballo delle ombre

 

 

 

Je me disais depuis un moment qu’il fallait que je lise un peu en espagnol, comme Don Quichotte, que j’ai lu enfant dans une version expurgée, est trop triste pour moi, il me resteait Lope de Vega ou pourquoi pas Calderón ? La Vida es sueño, La Vie est un songe, une pièce baroque, autrement dit complètement délirante, donc très moderne. J’aime la façon dont le baroque submerge et dépasse. J’aime comme la toile déborde de son cadre. Le thème me plaît, « la vie est un songe ». Je vis cela tous les jours, l’impression de rêver debout. Souvent, c’est un cauchemar, comme mardi dernier, quand j’ai réalisé en prenant un train que j’avais un billet pour le jour suivant. Parfois, j’ai cette impression d’irréel : est-ce bien moi qui suis en train de vivre cela ?, ou de contingence : cela est, mais cela pourrait très bien être autrement. L’impression d’être au point de rencontre d’un d’une infinité de possibles : la façon dont je vais respirer la prochaine minute va m’embarquer pour une n-ième bifurcation. Ma vie est un songe. Enfant, j’avais peur de m’endormir et de ne pas pouvoir sortir de mon rêve, aujourd’hui, c’est plutôt l’inverse, je commande à mes rêves et je rêve volontiers éveillée. C’est mon empire.

 

Retour à Calderón et au XVIIème siècle. Une femme ouvre la pièce, une femme déguisée en homme, c’est normal : c’est baroque. Du reste, le travesti est monnaie courante dans les pièces espagnoles, une spécialiste a compté cent treize usages du procédé chez Tirso de Molina![1] Shakespeare aussi aime que ses héroïnes portent la culotte, à l’image de Rosalind dans Comme il vous plaira. L’héroïne de Calderón porte un moins joli nom, elle s’appelle Rosaura, « Rosaure » en français, ce qui n’arrange rien. Il y a de la rose dans ce nom, mais, à mon oreille, le côté saurien l’emporte. Rassurons-nous : comme le dit si bien Juliette : “What’s in a name, that which we call a rose By any other name would smell as sweet” [2]« Qu’est-ce donc qu’un nom? Ce que nous appelons une rose, sous tout autre nom sentirait aussi bon ». Rosaure ouvre donc la pièce avec cette tirade sur la Pologne :

 

Mal, Polonia, recibes

a un extranjero, pues con sangre escribes

su entrada en tus arenas,

y apenas llega, cuando llega a penas.

Bien mi suerte lo dice;

mas, ¿dónde halló piedad un infelice?[3]

 

Pologne, tu reçois bien mal l’étranger,

Puisque tu inscris en lettres de sang

Son entrée sur tes sables blancs,

Et à peine arrive-t-il, que lui arrivent peines et tourments.

Voici la leçon de mon sort tirée;

Mais où l’infortuné trouvera-t-il la pitié ?[4]

 

Il en va de la vie comme de la Pologne, elle nous reçoit dans le sang et n’a pas de pitié. « Y apenas llega, cuando llega a penas », le jeu sur les mots est très bon à cet endroit, les peines font comme une mer qui a son flux et son reflux. Mais où est donc le fameux passage, où  l’on peut lire que « la vie est un songe » ? Il s’agit d’une tirade que Sigismond, autre héros de la pièce avec Rosaure, fait à mi-chemin de la pièce. Les tirades du mi-chemin on toujours un intérêt particulier, c’est à mi-chemin que Dante écrit l’Enfer[5]

 

Yo sueño que estoy aquí

de estas prisiones cargado,

y soñé que en otro estado

más lisonjero me vi.

¿Qué es la vida? Un frenesí.

¿Qué es la vida? Una ilusión,

una sombra, una ficción,

y el mayor bien es pequeño:

que toda la vida es sueño,

y los sueños, sueños son.[6]

 

Je rêve que je suis ici

Chargé de chaînes,

Et j’ai rêvé aussi cette autre vie

Ou je me voyais heureux.

Qu’est-ce que la vie ? Une frénésie.

Qu’est-ce que la vie ? Une illusion.

Une ombre, une fiction,

Presque rien que ce qu’il y a de mieux,

Car la vie toute entière est un songe,

Et les songes ne sont que songes.

 

« La vie tout entière est un songe », qu’en est-il de la mort ? Clausewitz dirait peut-être que la mort est la continuation du songe par d’autres moyens.[7] Cela me rappelle que, pour Shakespeare, la mort est un songe que nul n’ose poursuivre :

 

To die, to sleep;

To sleep, perchance to dream - Ay, there’s the rub:

 For in that sleep of death, what dreams may come

[…]

 

Mourir, dormir; 

Dormir, et peut-être rêver – Ah ! Mais voila :

Dans ce sommeil de mort, quels rêves pourraient nous venir

[…]

 

Mais, si mourir, c’est dormir, vivre, n’est-ce pas être éveillé ? La vie est-elle bien un songe ? Il faut bien un repère pour définir le songe, ou alors tout n’est qu’illusion. Voila le vieux thème platonicien qui ressurgit comme au livre VII de la République. Nous sommes pieds et poings liés au fond d’une caverne et notre vie entière n’est qu’un bal d’ombres[8] portées sur les murs. Heureusement, les plus sages d’entre nous parviennent à se libérer et à monter vers la lumière.

 

Cette idée d’ombre se trouve également exprimée chez Shakespeare, à l’acte V de Macbeth[9]. Le héros sanguinaire vient d’apprendre la mort de sa femme, Lady Macbeth, celle-là même qui l’avait convaincu de commencer sa folle série de crimes. Cela ne lui fait pas grand effet, il faut dire qu’il est déjà un peu parti lui-même. Mais, comme la plupart des fous, il a son moment de lucidité :

 

She should have died hereafter.
There would have been a time for such a word.
Tomorrow, and tomorrow, and tomorrow
Creeps in this petty pace from day to day
To the last syllable of recorded time.
And all our yesterdays have lighted fools
The way to dusty death. Out, out, brief candle.
Life’s but a walking shadow, a poor player
That struts and frets his hour upon the stage,
And then is heard no more. It is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing.
 [10]


  

Elle n’aurait pas du mourir maintenant;

Pour un tel mot, il y aurait eu un moment.

Demain, demain encore, demain toujours,

Qui s’avance à pas lents, de jour en jour,

Jusqu’à ce que soit écrite la dernière syllabe du temps,

De tous les idiots hier fut la lueur,

Jusqu’à la poussière meurtrière. Brève petite flamme, à Dieu, à Dieu!

La vie n’est qu’une ombre qui divague, un mauvais acteur

Qui se déchaîne et se démène sur la scène à son heure,

Et puis que l’on n’entend plus guère : c’est un conte furieux,

Et plein de bruit, par un imbécile se laissant dire,

Et qui ne veut rien dire.

 

La vie s’incarne, elle est « une ombre qui divague ». Peut-être fait-elle comme lady Macbeth, une crise de somnambulisme ? J’ai dans l’oreille cette superbe scène de délire, mise en musique par Verdi, où l’héroïne revit ses crimes passés. « Una macchia e qui tutt'ora !» « Une tâche, ici, encore ! »[11]. Toutes les héroïnes d’opéra ont tendance à vivre leur vie ainsi, comme un délire : Lucia délire après avoir massacré son mari, Violetta délire parce qu’elle est au dernier stade de la phtisie... Et ces scènes sont toujours les plus belles. La somnambule délire « juste » parce que son fiancé l’a trahie : « Ah! Non credea mirarti si presto estinto, o fior! » « Ah ! Je ne croyais pas te voir flétrir si vite, ô fleur ! »[12] Mais, ça, c’est parce que la somnambule n’a pas lu Ronsard.

 

 Pour conclure sur une note moins éthérée, je n’ai qu’un seul regret: que Gustave Doré n’ait pas « songé » à illustrer la pièce de Calderón, comme il a illustré  Don Quichotte.



[1] Mercedes Blanco, « Tirso de Molina : une dramaturgie du travesti féminin » in Travestissement féminin et libertés

[2] Shakespeare, Roméo et Juliette, II, 2

[3] Calderón, La Vida es sueño, Jornada I, escena I

[4] Toutes les traductions sont des traductions personnelles

[5] Dante, Divine comédie, Enfer, I, 1-2 : “Nel mezzo del cammin di nostra vita, mi ritrovai per una selva oscura” « Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvais par une forêt obscure »

[6] Calderón, La Vida es sueño, Jornada II, escena I

[7] « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens »

[8] Le bal des ombres, Ballo delle ombre, très belle pièce de Maurizio Cazzati, contemporain mantouan de Calderón.

[9] La pièce de Shakespeare est antérieure : crée en 1606, publiée en 1623, contre 1635 pour celle de Calderón.

[10] Shakespeare, Macbeth, V, 5

[11] Une tâche de sang, bien-sûr. Lady Macbeth ne fait pas encore de réclame pour Monsieur Propre. Quoi que, ce serait une idée : j’imagine bien Lady Macbeth en obsédée du ménage, errant la nuit dans les couloirs de son château une serpillère à la main.

[12] Bellini a d’ailleurs cette première phrase gravée dans le marbre de sa tombe.

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