Rien de drôle ici, rien de gai, on sait à quoi s’attendre lorsqu’on regarde un film de Bergman. Mais, il y a toujours cette justesse, cette profonde compréhension de l’humain (des femmes en particulier, diront certains) et cette esthétique si particulière. Voir un Bergman, c’est voir la nature telle qu’elle est, telle qu’on la reçoit en pleine face. Des pins noirs qui se dressent, un ciel éperdument bleu, un air glacé, une neige immaculée qui brille de la lumière d’un soleil qu’on ne voit pas. Et le silence. Voila la beauté des films de Bergman : le silence des forêts du Jämtland.
Sonate d’automne, en l’occurrence, ne met pas en scène la forêt en hiver, mais à la saison qui précède le grand froid. Une pianiste concertiste de renommée mondiale, Charlotte (Ingrid Bergman), vient rendre visite à sa fille négligée, Eva (Liv Ullmann), qui vit isolée avec son mari pasteur au bord d’un fjörd. A sa grande horreur, la jeune femme a recueilli sa sœur handicapée (Lena Nyman) qu’elle avait bien vite placée dans une institution. En plus Eva continue de pleurer le fils qu’elle a perdu et le croit toujours présent. Charlotte, qui égoïstement était venu se reposer chez sa fille, le regrette quasi-immédiatement. Il n’est pas évident d’être confrontée aux erreurs du passé lorsqu’on a refusé sa vie durant de les voir, et même pire, lorsque l’on est toujours trait pour trait cette même personne qui les a commises. La douce Eva, qui se faisait une telle joie de revoir sa mère, reçoit comme une profonde blessure l’attitude de celle-ci. Ce n’est qu’une blessure de plus, mais celle-ci la décide à parler, à dire enfin tout ce qui l’oppresse depuis tant d’années. L’automne, la saison qui précède le grand froid. Car, Charlotte préfère fuir au loin et laisser Eva demeurer avec ses fantômes et ses désirs envers une mère qui s’est définitivement fermée à tout sentiment.
C’est le dernier grand rôle d’Ingrid Bergman au cinéma. On a pu lui reprocher dans un film comme Aimez-vous Brahms (Anatole Litvak, 1961) d’être beaucoup trop belle pour incarner une femme sur le déclin en proie aux doutes, elle est ici parfaite dans son rôle. Elle peint magistralement une artiste au sommet de son art, qui se réfugie dans l’égoïsme et la froideur pour fuir sa peur mortelle du passé, de ce qui sort de son ordinaire, de ce qui pourrait la forcer à donner d’elle-même ailleurs que derrière un piano de concert. Liv Ullmann et Lena Nyman incarnent des filles remarquables, la première complètement écrasée par l’image de cette mère si douée et la seconde dans une attente candide d’amour et d’attention. Mais, il y a aussi un homme dans la partie : le très bon Viktor (Halvar Björk), le pasteur, qui aime profondément sa femme et qui a bien conscience qu’il n’en est pas aimé. A vrai dire, il sait qu’il ne la mérite pas, qu’elle a consenti à l’épouser parce qu’elle ne pouvait de toute façon pas aimer. C’est Viktor qui parle le mieux de cette femme, de cette fille délaissée de la grande Charlotte. C’est d’ailleurs lui qui cite ce passage d’un livre qu’elle avait écrit et qui la définit si complètement :
« On doit apprendre à vivre. Je m’y atèle tous les jours. Ce qui me retient le plus, c’est que je ne sais pas qui je suis. J’avance en tâtonnant les yeux fermés. Si quelqu’un m’aime comme je suis, alors seulement j’ose me regarder. »
Bergman filme au scalpel quand tant d’autres y vont au burin… Il a choisi Chopin, pour accompagner Charlotte et Eva, Chopin qui a aimé lui aussi une fille écrasée par sa mère, en la personne de Solange, fille de George Sand. On a ainsi droit à cette très belle scène où Eva se laisse convaincre de s’asseoir au piano et de jouer pour sa mère le prélude No. 2 en la mineur, et finit debout à recevoir une magistrale leçon d’interprétation. Viktor regarde impuissant sa femme dans son immense désarroi : elle cherchait une mère et se retrouve face à un professeur. Tout est dit.