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28 avril 2011 4 28 /04 /avril /2011 00:13

 

 

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Lumaluma, Homme serpent mythique, Australie 1963, Musée du Quai Branly

 

 

 

Avril à Paris, non loin de la tour Eiffel. Un groupe de jeunes Américains monte dans le train. Des lycéens avec leur professeur. Toutes les filles portent un mini-short en jeans. Le mini-short d’uniforme sans doute. Voyage de fin d’année en France. Je repense à mon propre voyage aux Etats-Unis. Petit groupe bruyant, excité, agité. Il faut comprendre : de si bon matin, avec tant de choses à voir, tant de choses à faire encore... Et puis on est à Paris tout de même ! La plupart d’entre eux n’ont probablement jamais quitté les Etats-Unis et ne reviendront jamais en France. J’entends l’une des filles dire en montant : « we’re the weirdos on the train »[1]. Une obsession ça : ne pas être « the weirdo », ne pas déparer, ne pas être ridicule en somme. Sauf qu’on est tous le « weirdo » de quelqu’un. L’apprendra-t-elle un jour ? Faut-il le lui souhaiter ? Aura-t-elle un jour à assumer sa « weirditude »? Se placer quelque part entre la négritude de Senghor et la bravitude de Mme Royal, sans doute. Je n’ai pas besoin de me retourner pour savoir qu’elle est parfaitement accordée à toutes ses copines. Je souris pour moi-même.

 

Le professeur, une dame d’un certain âge, qui a du accompagner plusieurs générations d’étudiants, explique savamment que, dans le train français, le tarif augmente au fur et à mesure qu’on change de zone. A cet instant, je me demande si le prix du mini-short augmente au fur et à mesure qu’on le raccourci. Mais oui, comme le gruyère : « plus de trous, plus de goût » ; esthétique du vide. Tous le même accent, la même voix, les mêmes expressions, le même mini-short, les mêmes jambes nues à la peau très blanche... Leur vacarme matinal ne m’irrite pas, mais je n’arrive pas non plus à les trouver sympathiques. Je comprends tout ce qu’ils disent, je sais à quoi ressemble la vie qu’ils mènent chez eux, de l’autre côté de l’Atlantique, et pourtant... C’est comme deux mondes séparés, chacun dans une bulle parfaitement transparente, mais bien étanche. Cela me fait le même effet que de toucher la peau d’un lézard : c’est bien de la peau, mais elle est froide. Mais c’est peut-être moi le lézard en fait ? Oui, c'est ça, un lézard aborigène échappé du Quai Branly. J'assume ma « weirditude ».




[1] « C’est nous les gogols du train ! » Littéralement, « weirdo », nom dérivé de l’adjectif « weird », «désigne une personne « étrange », « bizarre », « qui dépare ». Je traduis comme je le fais parce que je remarque que l’anglais américain utilise le terme comme le français utilise les mots « débile », « gogol », « mongol » ou « triso ».

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16 avril 2011 6 16 /04 /avril /2011 23:42

 

 

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Gustav Klimt, Femme avec chapeau et boa de plumes, vers 1910


 

Une grande librairie parisienne, un soir d'hiver. Je flâne dans les rayons au sortir d’une journée chargée. J’appelle cela mon plaisir de cartographe : corriger sans cesse la grande mappemonde de la littérature que je constitue au fil de mes explorations. « Tiens, ce volume n’était pas ici la semaine dernière, et cet autre a disparu… Trop de succès, pas assez peut-être ? » Il y a des rayonnages qui sont, pour moi, terra incognita, d’autres, où rien ne me surprend plus guère... Je navigue à vue.


J’arrive à la littérature française. Une femme se trouve là, qui discute avec un tout jeune libraire. Elancée, fine, elle a de la grâce. Peau très blanche, pommettes hautes, nez bien droit, yeux pâles. Une Scandinave, j’en mettrais ma main à couper. Elle porte un manteau-cape gris-bleu, des bottes élégantes... Et cette magnifique chevelure argentée, qui retombe souplement sur ses épaules… « Silverräv », voila le mot qui me vient, « renard d’argent » en suédois. Suédoise ? C’est probable. Elle a environ quarante ans. Elle m’évoque un peu ma mère.


Je lui souris, elle me rend mon sourire, gracieusement. Je l’entends parler au jeune libraire. Un français impeccable, trop impeccable et qui ne coule pas comme on s'y attend. Elle est donc bien étrangère. Elle dit au garçon qu’elle veut « lire en français ». Elle veut des classiques, de la belle littérature. Il lui propose un Maupassant, il la conduit vers deux ou trois grands auteurs, un Zola… Je repense à Une Vie, que j’ai lu dans un train et qui m’a fait passer trois jours de la plus noire dépression. Toutes les nouvelles de Maupassant  m'ont fait cet effet. Je les ai  pourtant bues comme le héros de Road Dahl boit son thé, bien qu'il ait un arrière-goût d’amande amère[1]. C’est si bien écrit, il me faut lire la suite, mais comme je le paie cher après! Quel soulagement quand j’ai eu fini le dernier roman et la dernière nouvelle ! Plus de Maupassant dont je ne puisse plus détacher les yeux jusuqu'à la dernière ligne...


J’attends que le garçon la quitte pour m’adresser à elle :


« Excusez-moi, j'entends que vous cherchez des livres, peut-être pourrais-je vous aider ? »


« C’est très aimable à vous. Je cherche à lire en français… »


« Et on vous a conseillé Maupassant et Zola… Ce sont de grands auteurs... Mais, cest un peu triste. »


« Je me doute bien. Ce garçon est gentil, mais je vous ferais plus confiance. pour choisir.. Une femme, vous comprenez... »


Elle me fait confiance. Elle fait confiance à une femme. Première fois de ma vie sans doute que je ne me sens pas insultée de ce genre de remarque. Je l'amène vers Le Rouge et le noir, parce que je me souviens comment, à quinze ans, je sortais transformée de cette lecture. Stendhal me donnait envie de parler le plus beau français qui soit. Je ne lui dis pas cela. Elle retourne le livre et sur la quatrième de couverture, elle lit : « sans doute le meilleur roman de la littérature française ».


« Vous avez très bon goût, semble-t-il… »


« Votre français est remarquable. Vraiment. »


Elle sourit, elle proteste. Je poursuis :


« Mycket bättre än min svenska, tro mig. »[2]


Surprise. Surprise sur le beau visage du renard d’argent qui répond :


« Hur kunde du veta? Där har du lärt dig mitt språk? »[3]


Je parle sa langue ? Oh non... Non. Je fais comme pour tout : dilettantisme. Les films de Bergman, une vieille grammaire où j’ai posé les yeux, beaucoup d’allemand et un peu d’intuition. Mais voila ma récompense : échanger deux mots d’une langue que je ne connais pas avec un renard d'argent par une froide soirée d'hiver à Paris.




[1] Une nouvelle de Road Dahl, intitulée "The Landlady", parue dans le New Yorker en 1959 et qui se trouve être la première œuvre que j’aie lue - qu’on m’ait lu- en anglais. La logeuse sert à ses locataires un thé délicatement parfumé au cyanure, d'où cet arrière-goût d'amande amère ("tasted faintly of bitter almonds").

[2] "Bien meilleur que mon suédois, croyez-moi" [littéralement "crois-moi", car le vous ne s'emploie plus en suédois] 

[3] "Comment avez-vous su ? Où avez-vous appris ma langue ?"

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18 mars 2011 5 18 /03 /mars /2011 08:06

 

Porte_du_couvent_des_Feuillants_JB_Lallemand.jpgPorte du couvent des Feuillants

Jean-Baptiste Lallemand

 

 

 

 

On trouve à Paris, entre la place Vendôme et la rue de Rivoli, un restaurant qu’on appelle le Carré des Feuillants. Nous avons l’habitude de nous y retrouver, Elisabeth, Charles et moi. Cela date de l’époque où ce cher oncle Erich nous y emmenait déjeuner. Nous étions au collège alors et c’était presque l’été. Nos déjeuners sentaient bon la fin de l’année.

 

A quelques pas, à quelques siècles près, rue Saint Honoré, siégeait le club des Feuillants, le club des modérés, des aristocrates, des constitutionnels, les Bailly, et autres La Fayette. Le maire de Paris, le capitaine de la garde nationale, des Jacobins prudents qui, au lendemain de la fuite de Varennes, ont compris qu’il fallait calmer la folle mécanique. Ah, si Louis XVI avait vu cette période comme une horloge détraquée ou comme une serrure grippée, lui, l’artisan passionné... Mais, même les Feuillants prudents ont mal fini. C’était dans l’air du temps, il faisait trop chaud voila tout. Dieu vomit les tièdes, la Révolution vomit les modérés. Il faut dire qu’on avait le prétexte fort léger à cette époque, léger comme le couperet se faisait lourd. 

 

Rivoli, Louvre, Tuileries...  Le quartier respire la chaleur étouffante qui rayonne des pavés au mois de juillet. A peine un peu d’ombre sous les arcades. Un peu d’ordre sous les arcades ? Le Paris révolutionnaire gronde, les enfiévrés sortent du Jeu de Paume, possédés par l’immense culot de Mirabeau. Vive le Roi ! Vive la Constitution ! Louis XVI porte la cocarde, le citoyen Capet, la tête au panier. Mort à l’Autrichienne ! Perdre la tête pour une affaire de collier, quelle ironie! Toutes ces petites têtes qui pensent et qui s’échauffent si fort... Et la tête de la duchesse de Lamballe qui danse au bout d’une pique, décidément, ces aristocrates n’y comprennent rien ! Du pain ! Du pain ! Le peuple a faim ! Faim de quoi au juste ? Du sang, du sang et des pavés, il faudra s’en rassasier : c’est la Terreur. Tuez-les tous, la Révolution reconnaîtra les siens... Ils sont tous morts, la Révolution a renié les siens. Et Talleyrand qui boîte son chemin à travers tout cela...

 

Elisabeth, Charles et moi sommes donc aux Feuillants. Nous attendons Anna depuis un bon quart d’heure. Anna est russe. Anna est toujours en retard. Anna ne s’excuse jamais. Mais, cette fois-ci, surprise : un coup de fil d’Anna : « le chaffior[1] ne connaît pas les Quatre Feuillants ! »

Les Quatre Feuillants ? Voila ce que cette chère Anna fait du Carré des Feuillants : quatre Feuillants qui se battent en duel. C’est ce qui s’appelle pratiquer une coupe claire dans les effectifs, une coupe Robespierre même. Mais il est vrai que le paysage culturel d’Anna ressemble aux dits effectifs après coupe claire. Probablement que sa fréquentation assidue des Trois quartiers n’a rien arrangé. Culture mercantile. La culture est un privilège au pays d’Anna. Je fais ma dernière remarque tout haut :

 

Elisabeth : « Si la pauvreté intellectuelle est un privilège, c’est une grande privilégiée. »

Charles : « Le privilège des jolies femmes, c’est d’avoir de l’esprit. »

Moi : « Une grande consolation pour Mlle de Scudéry[2], mais je ne crois pas que nous soyons en train d’écrire la Carte du tendre... »

Elisabeth : « Sors-donc voir si son chaffior trouve les Feuillants qui restent, Charles-Clélie[3]. »


[1] C’est ainsi qu’on prononce en russe le mot « chauffeur » emprunté au français.

[2] Dont on disait qu’elle avait autant d’esprit qu’elle était laide.

[3] Clélie est l’héroïne de Mlle de Scudéry.

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20 mars 2010 6 20 /03 /mars /2010 14:08


214px-Langer_Kerl_Schwerid_Rediwanoff.jpgSchwerid Rediwanoff, grenadier d'origine moscovite
ayant intégré le 'Régiment des géants'.




Financial Times, 17 mars 2010


Nomura has for the first time appointed a foreigner to its executive management board in a shake-up aimed at building the Japanese group’s credentials as a global investment bank.

Une brève qui me rappelle qu’à Londres, j’ai travaillé pour une banque japonaise. Etait-ce Nomura ? L’histoire ne le dit pas. Que faisais-je au juste ? L’histoire ne le dit pas non plus. Je peux dire néanmoins que, contrairement à Amélie Nothomb, les vilains Japonais ne m’ont pas fait nettoyer les toilettes. D’ailleurs, c’eût été trop banal de travailler avec des Japonais, il fallait faire original, j’ai donc travaillé avec un Iranien et un Allemand.

Je me souviens bien de Monsieur l’Iranien : la cinquantaine, petit et trapu, assez sanguin, plutôt bien en chair(e). Voix grave, abondante barbe poivre et sel, le genre d’homme qui aime vous faire sentir son autorité. Son prénom signifie ‘lion’ en arabe et il faut bien dire qu’il avait quelque chose de léonin. Il intimidait sérieusement les petits branleurs jeunes gens très prometteurs avec lesquels nous travaillions, et comme on dit, ‘ce n’était pas du luxe’. Le monsieur avait de la fantaisie, il arborait régulièrement de magnifiques chaussettes de couleur vive. Comme il avait un certain embonpoint et que de ce fait son pantalon remontait bien haut quand il s’asseyait, on pouvait les admirer à toutes les réunions. C’est amusant, j’ai rencontré à Paris dans une branche différente un monsieur Indien assez semblable. Mais la fantaisie de ce monsieur, c’était la sonnerie de son portable : le rire tonitruent de sa fille. Nous avons tous nos fantaisies…

Mon second interlocuteur était un Allemand issu de la noblesse prussienne, aussi grand que Monsieur l’Iranien était petit. Il aurait pu faire partie du ‘Régiment des géants’ [1], une fantaisie de l’Empereur Frédérique Guillaume Ier, qui aimait à ce point les hommes de grande taille qu’il s'en était constitué un régiment entier. Tiens, et si Monsieur l’Iranien avait fait parti d’un régiment ? Il aurait pu être un petit piquier trapu dans le défilé donné par le Shah pour célébrer la grandeur de la Perse
[2]…  Mais je m’égare. Revenons à Monsieur le Prussien: très haute taille, et se tenant bien droit, bien proportionné, cheveux blonds foncés, yeux bleu pâle, et il faut bien le dire, légèrement globuleux, le nez aquilin, un peu pointu. Il y a quelque chose de fade dans le physique prussien, comme un manque de caractère. Ces gens-là sont nés pour obéir… Selon le mot de Mirabeau, « la Prusse ce n’est pas un état qui possède une armée, c’est une armée qui a conquis une nation ».

Mais, il faut reconnaître à Monsieur le Prussien de grandes qualités. Outre qu'il aurait remplacé avantageusement, au bras d’une jeune femme, un certain nombre de crevettes charmants jeunes hommes, c’était un jeune monsieur très correct. Ponctuel, affable, policé,  il avait une tenue impeccable. Il avait même, je crois, une certaine gentillesse, c’était cela sa fantaisie. Et il maîtrisait parfaitement les trois langues, anglais, allemand et français. Si les jeunes gens prometteurs avec lesquels je travaillais avaient pu avoir ne serait-ce qu’une seule de ces qualités… Il ne faut pas trop en demander. Un jour où nous déjeunions ensemble, nous avons parlé de ses études au sein d’une prestigieuse école de commerce française bien implantée en Allemagne. Il en était assez fier. Il m’a dit qu’il y avait rencontré sa femme. Je lui ai donc demandé si elle est française. Léger mouvement de recul : « oh non, non, elle est allemande ». Un peu plus et il ajoutait : « bien-sûr ». Bien-sûr, il avait été vacciné par ses années d’études...


Et de fait, Monsieur le Prussien ne faisait guère confiance aux petits branleurs jeunes gens très prometteurs. Il avait donc décidé de les mettre mal à l’aise dès le début. Il ne leur avait rien fait servir à boire ni à manger, comme c’est l’usage entre personnes civilisées. Il les avait contraints à rendre compte et à faire régulièrement le point sur l’état d’avancement de leurs projets. Sévère et exigeant, mais juste, à l’allemande. Strict et froid, mais capable de s’enthousiasmer pour du travail bien fait, comme ces gens qui ont pour mot d’ordre : ’on a rien contre vous les enfants pourvu que vous travailliez comme on veut’. Il y avait, parmi les jeunes gens prometteurs, un Italien et une Polonaise, qui étaient effectivement très prometteurs, et puis deux Français ,qui étaient prometteurs 'à la française.' Ces jeunes personnes pensaient tout naturellement que leur charme, le prestige de leur école, et leur indéniable bagout leur ouvriraient toutes les portes et qu’il leur suffirait de sourire un peu et de baratiner plus encore, pour que ces bons Messieurs de la banque sourient à leur tour. La French attitude dans toute sa splendeur... Heureusement que Monsieur le Prussien était là.



[1] Postdamer Riesengarde, le 'Régiment  des géants' qui théoriquement n’admettait les hommes qu’à partir d’1m88, et qui en pratique devait s’accommoder de recrues légèrement plus petites. L’Empereur Frédérique Guillaume Ier ne mesurait lui-même qu’un mètre soixante. Pierre le Grand lui envoya quelques uns de ces géants, dont le grenadier Rediwanoff, pour le remercier de la Chambre d’ambre.

[2] Le fameux défilé de 1971, vingt-cinq siècles d’histoire vous contemplent, de Darius à 'l'Iran moderne'. Cela n’avait pas trop plu aux imams : trop de place accordée aux mécréants de l’empire perse et pas assez aux héros (héraults) de la conquête musulmane.

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17 mars 2010 3 17 /03 /mars /2010 00:43


 

 

Georges Moustaki, Le Métèque

 


Métro parisien, octobre 2009. La rame arrive à quai, je regarde ma montre, il est vingt et une heures trente, c’est parfait j’aurai encore le temps de travailler ce soir. Je monte dans le wagon au moment où descend un trio de guitaristes. Toujours ces mendiants dans le métro parisien. C’est normal, nous sommes sur la ligne six, il faut divertir le touriste entre Etoile et Nation. Je m’apprête à m’installer sur une banquette, mais l’homme assis en face a attiré mon attention. Il invective les guitaristes, je ne dirais pas qu’il vocifère, mais presque. Je lui donne dans les soixante ans, cheveux blancs, assez grand, une certaine corpulence, un visage et des mains qui trahissent un travail, voire une vie passée au grand air. Il porte un pull-over de grosse laine avec un motif géométrique et un vieux velours. Ce n’est pas un clochard au sens strict, mais il n’est pas complètement à sa place parmi les usagers habituels du métro parisien. Le grand-père d’Heidi est descendu de sa montagne.

Trêve de considérations inutiles. Il est agité, il a peut-être bu, il est probablement un peu dérangé, mieux vaut ne pas m’installer en face de lui. Pourtant, je décide de m’asseoir quand même. Je sais à quoi m’attendre, je serai sur mes gardes voila tout ; en plus je sors de mes deux heures d’entrainement quotidien, je suis tout à fait dans l’état d’esprit qui convient à ce genre de situation. En fait, il y a une chose qui m'intrigue: à propos des guitaristes, il a dit assez distinctement : « c’est le Hamas, c’est de l’argent pour le Hamas ». Personne ne dirait cela. Pas dans le métro, pas à voix haute, pas un homme de son âge. Il n’est clairement pas français, d’ailleurs il ne parle presque pas français, il a un fort accent d’Europe de l’Est. J’ai jeté un œil sur les guitaristes avant qu’ils ne descendent et j’ai vu qu’effectivement, il ne s’agissait pas des habituels Roumains. J
e ne m’y avancerais pas à dire que c’étaient effectivement des Palestiniens, mais il y avait du vrai quand même. Le grand-père d’Heidi n’était pas complètement fou.

Je m’assieds en face de lui, je n’évite pas son regard, le plus naturellement possible. Il continue sur sa lancée : « il faut voter Liberman ». Là, on va de surprise en surprise. Enfin, façon de parler, parce qu’en fait cela complète bien le tableau : anti-palestinien et pro-Liberman. Le crier haut et fort dans le métro parisien en revanche, c’est inédit. Il s’est calmé et s’adresse désormais directement à moi, l’attention des gens autour de nous est retombée. « Tu connais Liberman ? » Je lui fais signe que oui. Oui, je connais Liberman. La question d’après, immanquablement, un ton plus bas, je l’ai plus devinée que comprise : « t’es juif ? ». J’acquiesce, je veux la suite. Il poursuit : « moi, ashkénazim ». Je souris. Evidemment, Liberman oblige. Je prends l’initiative : « Vous êtes Russe ? Vi russki ? ». Non, il n’est pas russe, il est bulgare, mais oui, il parle russe. Russe, bulgare, français et quelques langues balkaniques, mais ni l’allemand, ni le yiddish (après tout pourquoi pas ?), ni l’hébreu. Une chose est sûre : je ne suis pas en présence d’un érudit. Mais, je ne desespère pas de rencontrer un jour le Chouchani du XXIème siècle dans le métro parisien. Si c'est écrit, c'est écrit, d'autant que lui n'a rien écrit...

Il me parle très vite en russe, avec, je suppose, un certain accent bulgare, quoique, pour autant que je puisse en juger, son russe est bien meilleur que son français. Il me parle d’un acteur ashkénaze, je ne parviens pas à saisir pas son nom, trop de bruit autour de nous. Alors, il sort une grosse liasse de sa poche, une liasse d’articles de journaux. Retour au pays d'Heidi. Il est pourtant loin, le temps où l’on portait ses papiers en liasse, reliés par une grosse ficelle. Il en déplie un. « Daniel Auteuil, ashkénazim », me dit-il. En effet. Charles de Gaulle Etoile, terminus. L’échange n’a duré que cinq à dix minutes. Nous nous séparons.  Etonnant, une des multiples figures du juif errant.

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14 mars 2010 7 14 /03 /mars /2010 15:06


 


Antonin Dvorak, Symphonie No. 9 en mi mineur Op. 78, IV. Allegro (1893)

Berliner Philharmoniker, dir. Herbert von Karajan (1973)

 


Une ville côtière du Sussex, août 2004. Je me promène avec Ruben sur le front de mer, sous un ciel de métal liquide. J’ai envie de soulever le couvercle nuageux pour voir enfin le « vrai ciel ». La mer elle-même semble se finir à la ligne d’horizon, difficile de croire qu’elle s’étende encore sur des centaines de milles jusqu’aux côtes normandes. Elle ressemble à un long ruban vert-gris, vert-de-gris, blanchi sur le bord qui touche la plage de galets. Elle n’est pas trop agitée, mais elle n’a pas l’air amical. C’est comme si cette énorme masse liquide disait : ‘imagine un peu ce dont je suis capable pendant la tempête’. Nous avançons dans la lumière grise, le vent souffle avec constance, je n’entends pas tout ce que Ruben me dit. Il parle de la chasse je crois. C’est un chasseur passionné, il bat la campagne dès qu’il le peut avec son fusil et ses deux chiens. D’ailleurs, les chiens nous précèdent dans notre promenade, il leur donne des ordres avec son sifflet à ultra-sons. Je referme un peu ma veste, on a beau être en août, il ne peut pas faire chaud avec un vent pareil. Mais, au moins, on respire.

En fait, je respire pour la première fois de ma vie. Je suis loin de tout et de tous, je suis hors de tout cadre, je suis ‘en vacances ‘. Certes, j’ai quelques obligations, j’ai une rentrée à préparer et je ne sais pas ce qui m’attend... Mais, je peux faire ce qui me chante, personne pour voir et encore moins dire quoi que ce soit. Je réside chez Ruben et Morwenna, à quelques centaines de mètres d’une immense plage de galets, dans une belle maison victorienne avec bow windows. Derrière l’une de ces bow windows se trouve ma chambre, au premier étage. Quand je rentre le soir, j’y monte en attendant le dîner. Je m’installe à la table et je travaille. Je travaille mon anglais, cela fait partie du plan : je ne veux pas parler seulement bien, avec une grammaire correcte et un bon vocabulaire, je veux la perfection (rien que ça !). Il faut parler avec les tournures et l’esprit qui font que même un Anglais n’y entendra aucune différence. Et pour cela, il faut s’imprégner, lire, encore et toujours, parler, répéter à voix haute ce que l’on sait par cœur. Comprendre par des œuvres littéraires comme par des  éléments insignifiants de la vie quotidienne, des choses bien plus profondes, c’est cela l’esprit de la langue.

Et justement, qu’est-ce que j’écoute comme musique, quelque chose de typiquement anglais pour me mettre dans le bain ? Tallis, Byrd, ou plus moderne peut-être : Benjamin Britten ? A vrai dire, pas du tout. J’écoute Dvořák, la Symphonie du Nouveau Monde. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai besoin d’entendre le scherzo et l’allegro. Etrange, j’écoute la Symphonie du Nouveau Monde alors que je me trouve dans l’ancien monde, la vieille Angleterre. Et encore, je ne suis pas dans la partie la plus vivante de cette vieille Angleterre. Je suis chez les vieilles gloires de la côte d’azur britannique, dans ces stations balnéaires encore à la mode il y a une trentaine d’années et tombées en désuétude depuis. Au temps de leur splendeur, ces villes côtières recevaient des visiteurs de marque, les partis politiques y tenaient leurs congrès. En 1984, c’est au Grand Hotel de Brighton que Margaret Thatcher se trouvait, quand a eu lieu l’attentat de l’IRA auquel elle échappa de justesse. Un 12 octobre pour être exacte, quelques jours plus tard et cela aurait été l’anniversaire de la victoire de Trafalgar. D’ailleurs, le HMS Victory, le bateau de l’amiral  Nelson, qui a laissé la vie dans la bataille, se trouve lui-aussi amarré sur la côte, à Portsmouth, pas loin de là où je réside. Mais cet ancien monde, les airs désuets du Royal Pavilion et du Brighton Pier, les plages de galets baignées de lumière grise, c’était mon nouveau monde à moi. Cela aurait pu être en un autre endroit, mais c’est là que j’ai découvert la liberté, le vol en apesanteur sous un ciel plombé.

Alors, oui, j’écoutais un compositeur tchèque, un Bohémien, au sens propre. Et non, je ne menais pas la vie de bohème, loin de là. C’étaient des vacances (trop ?) studieuses… Quand on a une vie très contrainte, un léger relâchement nous semble une folle liberté, voila tout. J’écoutais cette symphonie de Dvořák, qui est sa neuvième. La neuvième de Beethoven, c’est l’hymne à la joie. Je ne dirais pas que je ressentais à ce moment de la joie : trop de contraintes m’attendaient encore et j’en avais une conscience suraigüe. Mais, j’avais réussi à temporiser mes inquiétudes, à me concentrer sur la tâche présente et je croyais apercevoir comme un avant goût de ce que pourrait être ma vie d’après. J’avais décidé ce voyage de manière purement rationnelle, parce que c’était nécessaire, j’avais peur pour la suite, et en même temps, je me surprenais à éprouver… Du plaisir ? Un genre de sérénité ? De la légèreté, peut-être même un peu d’insouciance. Quelque chose de très différent de d’habitude en tout cas. Allegro moderato.

 

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9 mars 2010 2 09 /03 /mars /2010 19:41

 

 

La-Petite-Madeleine.jpgLa Petite Madeleine de la Décoration par Soutine


Un jour dans une librairie, alors que je me presse pour aller prendre mon Eurostar, je lis ce titre : Madeleine Castaing, Mécène à Montparnasse, décoratrice à Saint Germain des Prés [1]. Tiens…  j’ai entendu ce nom prononcé autour de moi quand j’étais tout enfant. Je repense à ma grand-mère. Je me souviens d’un oncle féru d’art et de décoration lui disant : « Ah ma tante ! Quel souvenir merveilleux que ce jour où nous avons été chercher une malle chez Madeleine Castaing ! » Mon oncle a l’art de l’emphase et le parler précieux, mais tout de même. Madeleine Castaing, j’y repense dans l’Eurostar. Je crois que c’était une dame très âgée, une antiquaire, une décoratrice, les deux sûrement. Ma grand-mère avait pour elle la plus grande estime, on le sentait à la façon dont elle l’évoquait, cela devait donc être une dame de qualité. Je m’imagine une femme petite, je ne peux m’empêcher de penser à la Reine Victoria. Elle avait une boutique il me semble. Bonaparte. Pourquoi est-ce que je pense à Bonaparte tout d’un coup? S’agit-il de la rue Bonaparte ? Peut-être bien. Et puis je me souviens de mon grand-père disant à des invités : « cette femme là était extraordinaire : vous pouviez lui proposer des millions, si vous ne lui reveniez pas elle ne vous laissait pas repartir avec [l’objet] » et il ajoutait « mais elle s’entendait très bien avec ma femme, je les laissais discuter toutes les deux et je faisais un chèque à la fin ». Un mari conciliant mon grand-père. Ce sont des souvenirs si anciens, je devais avoir dans les cinq ans. Je me promets de me renseigner sur Mme Castaing…

Maintenant que c’est chose faite, je peux en parler un peu mieux. La dame qui a vendu la fameuse malle à mon oncle est née au XIXème siècle, et elle a traversé quasiment tout le XXème. Madeleine Magistry (1894-1992), fille d’un ingénieur, qui construisit la gare de Chartres, s’est mariée très jeune avec un critique d’art de vingt ans plus âgé. Une véritable histoire d’amour, romantique à souhait, prélude à une vie heureuse. Marcelin Castaing était un homme brillant et cultivé, elle avait déjà fort bon goût. Après un passage fort réussi dans le cinéma muet, elle se pique de décoration. Elle commence avec son manoir de Lèves, puis, lorsque celui-ci et occupé par les troupes allemandes, elle ouvre une boutique à l’angle de la Jacob et de la rue Bonaparte (voici donc ma fameuse rue Bonaparte !). Elle côtoie le cœur du monde artistique, des sculpteurs, des peintres, des musiciens, de Chaïm Soutine (1893-1943) d’un an son aîné et qu’elle considérait comme le plus grand artiste du XXème siècle, à Amedeo Modigliani (1884-1920) en passant par Marc Chagall (1937-1985), André Derain (1880-1954), Pablo Picasso (1881-1973), Erik Satie (1866-1925) et René Iché [2] (1897-1954). Soutine fait un portrait d’elle qu’il intitule La Petite Madeleine de la Décoration. Il est exposé au MoMA [3]. On rapporte d’ailleurs que Soutine a refusé un billet de cent francs (une autre somme à l’époque bien-sûr) que lui tendait Marcelin Castaing, parce que ce dernier n’avait pas regardé le tableau qu’il voulait acheter. Cela me rappelle l’anecdote de mon grand-père sur Madeleine Castaing : impossible de lui acheter quoi que ce soit si on ne lui revenait pas.

Pourquoi la « petite Madeleine » ? Parce que Madeleine Castaing aimait la littérature, elle lisait et relisait Proust comme du reste Balzac et Céline. Cela me rappelle ma grand-mère, qui elle aussi lisait La Recherche avec délectation. Ont-elles jamais échangé à ce sujet ? En fait de littérature, Madeleine était aussi amie avec Henri Miller (1891-1980), Maurice Sachs [4] (1906-1945), Louise de Vilmorin [5] (1902-1969) et Blaise Cendrars (1887-1961). Cendrars, je me souviens de ses œuvres chez ma grand-mère, L’Or en particulier. J’apprends que Madeleine Castaing a aménagé la maison de Cocteau (1889-1963) à Milly-la-Forêt, ainsi que la villa de Santo Sospir à Saint-Jean-Cap-Ferrat qui appartenait à Francine Weisweiller (1906-2003), riche mécène, qui, justement, avait tissé des liens étroits avec Cocteau. Aménager la maison de Cocteau… il faut se rendre compte de ce que cela veut dire. Car, pour Madeleine Castaing, aménager signifie faire ressortir avec goût la personnalité des propriétaires. Elle a donc été un temps dans la tête de Cocteau. Quelques images d’Orphée et de La Belle et la Bête me passent par la tête, comment rendre l’univers d’un homme comme Cocteau ?

Si l’on s’intéresse de plus près au style Castaing, à ce qu’il reste de ces intérieurs aménagés par elle, qu’y voit-on ? Le goût. Le néoclassique qui se serait dépouillé de sa lourdeur et qui aurait conquis la grâce. Du maintien, de l’élégance, mais de la légèreté, un brin évaporé, le tulle qui entoure le corps mince et musclé d’une ballerine. Le néoclassique chausse ses pointes donc. Elle a un sens de la symétrie, du drapé, qui ne fait pas bourgeois. Elle parsème ses intérieurs d’éléments Empire et Directoire sans ces airs de vieux sphinx suranné. Je ne sais pourquoi, je repense au Spleen de Baudelaire. Il y a chez elle une harmonie d’angles et de ronds, des couleurs pastelles élégantes, comme un beau papier à lettres, un usage de l’acajou qui souligne sans trancher. De la poésie, du discret, du feutré. Les pas d’une ballerine sur scène que l’on entend à peine.

Je m’étonne des couleurs et des motifs : tout les oppose et ils vont quand même ensemble ? Je m’étonne de cet univers qui est tout de même bien rempli, comme si toutes les surfaces devaient avoir un motif que l’on retienne, et qui ne fait jamais saturé.  Il y a un « bleu castaing », pastel sans être pâle, qui tire sur le vert, qu’elle associe souvent au noir. Cela me fait penser à cette fameuse enseigne de thé britannique, Fortnum & Mason. D’une certaine façon le goût de Madeleine Castaing n’est pas très éloigné non plus du style de l’enseigne Ladurée qui occupe aujourd’hui l’emplacement de son ancien magasin rue Bonaparte. Un salon de thé qui fait d'excellents macarons  à la place de son magasin, on aurait pu trouver pire. J’admire le mélange harmonieux des genres, on dirait que ces meubles, pourtant si différents, ont été conçus pur aller ensemble, c’est là le talent de tout grand décorateur. Madeleine Castaing a résisté à la mode Louis XV-Louis XVI pour introduire du Directoire, de l’Empire, des artistes contemporains. Pourvu que ce soit avec goût aurait pu être sa devise (ne devrait-elle pas d’ailleurs être celle de tous les décorateurs ?)

Je ne m’étonne pas en fait du mélange des genres, ni des couleurs et motifs audacieusement juxtaposés, je les reconnais : c’est cet esprit qui soufflait sur la décoration que j’ai toujours vu chez ma grand-mère, et dans la quelle j’ai grandit. Je n’avais pas l’impression d’y avoir prêté attention et pourtant, je me souviens de cet univers, de ces objets, de ces couleurs, des ambiances, des atmosphères… Ce n’est pas comme si j’avais grandit dans une bonne maison bourgeoise classique, ni dans un château dont on ne touche plus la décoration depuis des dizaines d’années. Chez ma grand-mère, on sentait la veine créatrice : chaque jour elle avait une nouvelle décoration quelque part, un nouvel objet, de nouvelles couleurs, des plantes, un ruban, une touche de peinture, un rien… de l’art. Faisait-elle une table, on mangeait le dîner avec les yeux… J’ai des souvenirs merveilleux de tables de noël, de tables de printemps, de tables d’automne, de tables dont je pourrais lui redonner chaque détail. Et dire que je n’avais à l’époque pas l’esprit à cela, c’est étrange. Je savais pourtant parfaitement ce qui me plaisait et ce qui me déplaisait, ce qui « convenait » et ce qui « ne convenait pas ».

N’utiliser un objet, fusse-t-il le plus magnifique du monde, que s’il s’accorde à la pièce, aux autres objets, à l’esprit que l’on veut voir régner dans la maison. La tentation est grande pour un collectionneur de s’entourer de très beaux objets, les plus beaux meubles, dans les plus belles matières, les plus chers aussi, pour peu qu’il soit un peu gagné par le snobisme. Mais il faut savoir y résister. Savoir apprécier un objet comme si on le voyait sur un piédestal dans un musée, lui reconnaître de grandes qualités, mais savoir lui préférer le moins beau qui accompagne mieux le reste de la pièce. Une pièce c’est un tout, un esprit, une harmonie. Il n’y a de vrai goût que du tout, une personne qui n’aime que les objets pris uns par un et qui ne sait pas les accorder ,ne fait en fin de compte que les gâcher, elle produit une accumulation. C’est exactement comme lors d’une audition au conservatoire : il y a ceux qui « font des notes » et ceux qui « font de la musique ». Si la décoration est une symphonie fantastique, Madeleine Castaing, c’était Berlioz. Chapeau bas [6].

 


[1] Jean-Michel Liaut, Madeleine Castaing, Mécène à Montparnasse, décoratrice à Saint Germain-des-Près, Payot, 2008.

[2] René Iché (1897-1954), moins connu, de moi du moins, était un sculpteur surréaliste qui fut très engagé dans la résistance.  

[3] Acronyme de Museum of Modern Art.

[4] Maurice Sachs aurait  d’ailleurs un jour disparu avec un Soutine dérobé au couple Castaing. Les Castaings pratiquaient la politique de la porte ouverte et étaient, semble-t-il, fort généreux avec leurs « amis ». Se référer à l’article « La Fausse camaraderie du dandy photographe » publié par Le Figaro le 13/02/09.

[5] Louise de Vilmorin dont Françoise Waegener a sorti en 2009 chez Albin Michel une belle biographie : Je suis née inconsolable, Louise de Vilmorin (1902-1969).

[6] Pour l’anecdote, Madeleine Castaing portait toujours un chapeau, sauf sur une photographie prise dans sa vieillesse (sénile ?) par le photographe François-Marie Banier, où elle apparaît de surcroît en chemise de nuit. Ce même François-Marie Banier est en procès avec la famille Bettencourt au sujet de la générosité (sénile ?) de Liliane Bettencourt. Se référer à l’article « La Fausse camaraderie du dandy photographe » publié par Le Figaro le 13/02/09.

 

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2 février 2010 2 02 /02 /février /2010 17:12




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A chaque fois que quelqu’un me crie dessus ou me fait un commentaire sur un ton autoritaire, je ressens un inconfort absolu. J’ai toujours cette réaction disproportionnée, cette impulsion : il faut que je me lève, que je sorte de la pièce, je ne peux pas supporter ça. Mais bien-sûr la personne raisonnée et raisonnable que je suis reste bien sagement à sa place et analyse bien froidement la situation : est-ce que je décide d’être diplomate (la plupart des gens se calment et s’excusent quand on les prend avec douceur), ou est-ce que je cède aux sirènes de le répartie ? Si je cède, comme cela ne m’arrive pas souvent, il faut que j’en profite, que je me défoule. Comme un joueur d’échec, je vais chercher le meilleur coup, la réponse la plus méchante, la plus blessante possible. Je vais jouer au grand couturier et tailler une belle réponse sur-mesure, car j’ai ce « don » de voir où cela fait mal.


Mais pourquoi est-ce que cela m’insupporte à ce point ? Au cours de mes longues années d’ennui à l’école, au collège, au lycée et même après, j’ai eu l’occasion de faire une magnifique provision de réflexions, d’humiliations (« c’est à coup de grandes humiliations que l’on devient humble ») et autres gentillesses. J’avais toujours de bonnes notes, de très bonnes notes même, alors il était difficile de trouver quoi que ce soit à me reprocher et pourtant… Il y a toujours quelque chose. Il est, parmi les professeurs, une espèce particulière d’aigris maniaques à tendances plus ou moins perverses, qui est assez bien représentée, particulièrement dans le genre d’établissement conservateur que j’ai eu l’occasion de fréquenter. Quant aux élèves, disons que quelque soit leur niveau de bêtise, ils savent toujours faire la différence entre ce qui est comme eux et ce qui ne l’est pas. Il va sans dire qu’ils n’aiment pas ce qui n’est pas comme eux. Pour en revenir aux professeurs, je déteste par-dessus tout qu’on me hurle dessus. Je suis de ceux et celles qui n’ont pas besoin qu’on leur répète les choses. Je fais aussi accessoirement parti des gens  « hyper-sensibles », des gens qui souffrent d’un rien, même si j’ai appris à bien le déguiser. Alors toutes ces réflexions à longueur de journée… Etaient bien inutiles. Me connaissant, cela revenait à prendre un marteau-piqueur pour enfoncer un clou, ou une tronçonneuse pour trancher une feuille de papier. Il faut comprendre cependant : l’éducation à l’école, c’est l’éducation à la chaîne, nécessairement, elle est standardisée.

 

Quelques de ces expressions sans cesse ressassées sur le même ton d’agacement pincé :

 

Prenez des notes ! Allez, notez ! Je déteste ceux qui ne prennent pas de notes !

Alors avec moi, vous êtes mal tombé mon vieux… Tout le monde ne se destine pas à une carrière de sténodactylo.

Mettez votre capuchon sur votre stylo, ne le gardez pas dans la main quand vous écrivez !

C’est vrai que c’est visuellement très dérangeant de me voir avec mon capuchon dans la main. Puisqu’on est dans ce registre, vous avez quelques bourrelets forts disgracieux… Ce n’est pas un spectacle pour des enfants.

Ne vous tenez pas la tête, vous êtes trop jeune pour être fatigué !

Justement, vous me fatiguez beaucoup.

Vous vous fichez de moi ?

Sans commentaire. C’est bien d’être aussi lucide. Quoique, même pas, j'aimerais juste être à dix mille lieues d'ici.

Soulignez sur la ligne, pas sur l’interligne !

Je sais, je sais, si je souligne mon nom sur l’interligne 20 millions d’Africains vont mourir de faim.

J’ai mis moins quatre pour la présentation.

Super ! Je vais encore avoir une note sur seize et non pas sur vingt.

Mais où est-ce que vous avez appris à écrire ?

En prison. J’écrirai mieux quand j’en sortirai.

Vous écoutez quand je vous parle ?

Je ne peux vraiment pas faire autrement.

Regardez-moi quand je vous parle !

Vous entendre hurler, c’est déjà difficile, mais vous regarder en plus, il ne faut pas trop en demander.

Répétez-moi ce que je viens de dire !

Tout de suite et au mot près, car moi, contrairement, à vous je peux regarder par la fenêtre l’air absent et quand même enregistrer votre discours monocorde.

Arrêtez de faire autre chose pendant mon cours !

Commencez par nous faire un cours qui m’apprenne vraiment quelque chose ou que je ne puisse pas apprendre en cinq minutes à la maison, on verra après.

Si vous vous arrêtez de courir, je vous mets zéro !

Tiens, un zéro ! C’est mieux d’avoir zéro. C’est propre et net le zéro, pas comme un affreux cinq ou un vilain sept.

Je me demandais bien pourquoi vous aviez de bonnes notes, vous trichez, c’est sûr !

Evidemment. You’ve got a talent for stating the obvious.

Voila, on a bien chanté, évidemment il y en a qui gâchent tout… Comme vous.

Evidemment. L’école révèle les talents, c’est bien connu.

 

Je me plains d’avoir subi l’ennui et les éternels refrains, mais je devrais me réjouir de ce que nos professeurs n’avaient plus le droit aux châtiments corporels. Quelle chance j’ai de ne pas avoir connu l’école de mes parents! Aujourd’hui, on parle de violence scolaire dans les banlieues. La violence scolaire a changé de camps, voila tout. Mon grand-oncle chez les jésuites n’avait pas voulu se laisser battre par le père recteur qui l’accusait de je ne sais quelle turpitude. Il lui a balancé son encrier à la la figure. Attitude extrêmement rare pour l’époque, le garçon avait de la personnalité. A côté de cela, vous entendrez des gens très bien vous dire : « les enfants, il faut les dresser », « les enfants, ça se mène à la baguette », et vous les verrez sortir le martinet (mais si, mais si, cela existe encore). Peut-être qu’ils étaient de ces enfants-là qui se mènent à la baguette, moi pas. Etonnante cette propension qu’ont les gens qui ont subi une chose à la faire subir aux autres. Très français aussi cette mentalité à mon sens fort mesquine.

J’ai été témoin de cela en classe préparatoire, mes condisciples se disaient : « nous souffrons, mais les autres aussi vont souffrir ». Personnellement, j’aurais tendance à vouloir éviter aux autres ce que j’ai souffert. J’avoue que je n’ai pas spécialement souffert en classe préparatoire, au regard de ce que j’avais vécu avant. Et puis la classe préparatoire, c’est la première fois où l’on peut et où l’on doit penser par soi-même. C’est l’endroit où l’on ne veut pas juste être un bon élève, faire dans la demi-mesure. On veut de l’excellent, du brillant. « On ne vous demande pas d’être bons, on vous demande d’être les meilleurs ! » Cela m’a plutôt bien réussi. A côté de cela, je me demande toujours si au fond, le système anglo-saxon n’est pas meilleur. J’ai vu dans les highschools et universités anglaises et américaines des gens beaucoup plus épanouis, plus équilibrés (hors de question de mettre les activités sportives de côté par exemple). Bien sûr, il ne faut pas trop rêver, les highschools ne sont pas un Eden de l’éducation, la violence scolaire entre élèves peut aller très loin. Reste que les élèves sont plus libres. Tiens, j’imagine bien un élève américain transplanté en classe préparatoire... Un élève habitué au cours de 45 minutes que l’on ferait rester 4 heures sur sa chaise, un élève habitué aux essais à la maison et aux QCM que l’on ferait disserter en temps limité, un élève qui fait du sport tous les jours qui devrait se contenter de monter les escaliers…

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17 janvier 2010 7 17 /01 /janvier /2010 20:43


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Ma mère jouait du piano, chantait et adorait la musique, on avait par conséquent à la maison l’occasion de voir quelques artistes. La plus part du temps, tout ceci m’échappait : elle profitait de ses heures de liberté, quand nous étions à l’école. Mais, il m’est arrivé d’être là quand elle recevait. Je me souviens d’un jour dans notre salon, où j’assistais à un entretien qu’elle avait avec une pianiste. Une dame bien mise, un peu bourgeoise, mais pas trop, histoire de rester artiste. Une spécialiste de Chopin si je me souviens bien, dont le jeu était d’ailleurs très loin de me bouleverser, appelons- là Mme B. La conversation glissa tout naturellement de Chopin au célèbre Cziffra. Après quelques minutes d’éloges sur le prodige hongrois, Mme B. dit à ma mère sur le ton de la confidence qu’elle avait été « la maîtresse de Cziffra ». Je me souviens précisément de l’effet que cela produisit sur moi. « La maîtresse de Cziffra », comment pouvait-elle se sentir flattée d’être sa maîtresse ? Déjà, être sa femme, il n’y avait vraiment pas de quoi être fière. Mais sa maîtresse ? J’avais dix ans et bien que je ne connusse pas les réalités physiques que le mot recouvrait, cela m’évoquait les favorites royales, quelques dentelles qui passent en coup de vent entre deux portes. Non que je portasse un jugement moral sur ce genre de déclaration. J’avais certes reçu la plus stricte éducation catholique, mais ces catégories de « péché » et d’ « immoral » n’avaient jamais réussi à faire leur chemin en moi. C’était bien plus profond. C’était le dégoût absolu de la condition féminine.

Etre « femme de », c’était être une femme, c'est-à-dire une pauvre petite créature faible et sensible à l’excès, qui se rattrape de sa condition en affichant la couleur d’un homme. Avez-vous entendu le ton sur lequel les femmes disent « mon mari » ? « Mon mari », réalité extérieure à moi qui me dépasse infiniment. « Mon mari » est banquier, mon mari est notaire, mon mari chasse, mon mari joue au golf, mon mari est un être accompli à ma place. Voila comment je le ressentais. Je me rends compte que c’est tout à fait ce que les féministes les plus ardentes doivent ressentir. Seulement, moi, je ne pensais pas que les femmes devaient se libérer, je pensais qu’elles étaient par nature indignes de quoi que ce soit. Etre la « maîtresse » de Cziffra, cet homme pour lequel manifestement Mme B. et ma mère avaient grande estime, était un sésame, une gloire. Il faut comprendre, être  « maîtresse », c’est être « choisie », c’est être « élue ». N’est-ce pas là ce que cela suggère ?  Bien-sûr, cela me fait doucement sourire. Il n’y a qu’à voir comment Kennedy choisissait ses maîtresses. Mais peut-être Cziffra avait-il choisi Mme B. ses qualités artistiques? Je ne peux pas croire que mon ami György ait pu avoir si mauvais goût. Techniquement, pour autant que je m’en souvienne, Mme B. jouait proprement, mais son jeu était sans âme. Comment ? Je jugeais du haut de mes dix ans que son jeu était sans âme ? C’est ainsi que je le ressentais, qu’y puis-je ? Je suis honnête et tant pis si cela passe pour de la prétention.

Reste que j’avais devant moi une vieille maîtresse et que cela me dégoûtait au plus haut point, parce qu’elle était profondément femme. Etrange. J’avais sous les yeux des femmes qui ne travaillaient pas, qui jardinaient, qui lisaient, qui recevaient, qui brodaient, qui s’occupaient de décoration, d’art… Des femmes raffinées, fines, élégantes, et pourtant je les méprisais comme ce n’est pas permis. C'est-à-dire que j’aimais ma mère, j’aimais mes grands-mères, j’avais du respect pour elles, de toute façon on n’aime pas si on ne respecte pas. Mais en même temps, je n’aurais jamais voulu être l'une d'elles. La condition féminine était le pire fléau, une malédiction. C’étaient des femmes qui avaient fait des études, voire beaucoup d’études, des femmes qui ne manquaient pas de prestance, mais c’étaient des femmes. Ca ne valait strictement rien. Comment en étais-je venu à penser, ou plutôt à ressentir cela si profondément ? Mystère. Je n’ai jamais compris. Enfin, il y aurait bien comme explication l’attitude que les hommes, leurs chers fils et maris avaient envers elles, le regard que ces chers père, grand-pères et oncles portaient sur les femmes en général, mais ce serait une trop longue histoire, trop médiocre aussi. Toujours est-il qu’aussi loin que je me souvienne, je détestais cela, les femmes. Cela a duré longtemps, puis cela a changé assez radicalement.

Aujourd’hui, je comprends à demi la « maîtresse de Cziffra ». Je la soupçonne d’avoir menti, c’est si facile de se proclamer la maîtresse d’un homme qui n’est plus là pour confirmer ou infirmer. Ceci dit, il faut lui reconnaître un certain sens de la mise en scène. On n’écoute pas de la même oreille quelqu’un dont on connaît l’histoire, ou du moins ce qu’il a bien voulu nous en dire. On ne regarde pas du même œil une personne dont on comprend que d’autres la trouvent belle et ainsi de suite. La suggestion est un outil très puissant, elle ne remplace pas le talent, mais elle permet de passer du normal au remarquable. Donc, je comprends Mme B., je ne juge plus sa tentative pitoyable. Je constate seulement un stratagème pour se légitimer, peut-être avant tout à ses propres yeux. Et puis, il y a Cziffra. Qui a entendu jouer Cziffra ne peut que comprendre que l’on admire son génie. La rhapsodie hongroise No. 2 en ut dièse mineur jouée par lui, mais quel plaisir ! Il y met toute son âme à n’en point douter. Il y a des âmes qu’on aimerait mieux ne pas voir, mais on pardonne tout au talent. Liszt par Cziffra, c’est l’esprit de Liszt qui court sur les touches. Cziffra joue du Chopin, en revanche, ce n’est plus du Chopin, c’est du Cziffra. Mais qu’importe, je veux bien que Cziffra entre au panthéon des grands compositeurs. Ma mère avait bon goût il n’y a pas à dire. Mme B. aussi apparemment.



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26 août 2009 3 26 /08 /août /2009 23:34






Dans la série le Chapelier prend le train, voici l’Angleterre. Très prévisible l’Angleterre, certes. Mais il se trouve que Le Chapelier en a une expérience relativement approfondie. Le Chapelier vous aurait bien promené sur la côte d’Azur britannique, entre Brighton et Portsmouth, mais cela a un petit côté désuet. Il ne voudrait pas vous donner de son pays l’image de stations balnéaires désertes traversées de personnes du troisième âge en villégiature[1]. Il s’est dit que vous préféreriez peut-être entendre parler des trains londoniens, ceux qui conduisent les futures personnes du troisième âge des banlieues chics au cœur financier[2] du pays, la City.

 

 

L’Angleterre est réputée pour ses trains. N’oubliez pas en effet qu’il s’agit du marché le plus libéralisé au monde en la matière. Comme chacun sait, la libre concurrence jouant, le marché s’autorégule et la qualité de service augmente. Ainsi les diverses compagnies qui opèrent dans la région de Londres le font-elle avec sérieux et compétence. Non contentes de proposer des trains fiables et à l’heure, elles mettent l’accent sur la diffusion de l’information  et le confort de l’usager. Le Chapelier peut en témoigner.

 

Vous apprécieriez sûrement par exemple un train qui change de quai à quatre heures du matin en passant quai numéro deux alors que le tableau des départs indiquait clairement le quai numéro un ? Vous aimeriez encore plus si j’ajoutais qu’il y a une jolie passerelle à dix mètres du sol qui relie les deux quais et à laquelle on accède par des escaliers bien raides La plus courte distance entre deux points étant encore la ligne droite, on épargne ainsi un trajet inutile aux voyageurs. Cette passerelle est en métal peint, par temps froid, elle est entièrement verglacée. Le glissement en est grandement facilité. Vous n’imaginez pas le temps gagné, surtout à la descente. La compagnie qui opère les trains pour St Pancras gagnerait à indiquer que ses trains font un arrêt à Saint Potin[3].

 

Il est donc quatre heures du matin, et vous vous interrogez : un train vient de rentrer en gare quai numéro deux, c'est-à-dire le quai réservé aux trains pour l’aéroport de Luton en direction du nord. Mais, il n’y a pas de train prévu pour Luton avant une demi-heure. De plus, il est exactement l’heure de votre train pour St Pancras en direction du sud. Vous concluez qu’il s’agit soit d’un train pour Luton à la mauvaise heure, soit d’un train pour St Pancras sur le mauvais quai. Si vous montez dans le train de Luton, vous vous embarquez pour une heure de voyage. D’un autre côté, les trains sont ponctuels à cette heure et si le train pour St Pancras n’est pas quai numéro un maintenant, il n’y a guère de chance qu’il y soit plus tard. Le train roule-t-il à contresens ? Se pourrait-il, que le train magique d’Harry Potter parte vers Luton, au nord, mais arrive quand même à St Pancras au sud ?

 

Rappelons qu’il n’y a qu’un train toutes les demi-heures et que si vous ratez celui-ci, vous raterez votre Eurostar, et par conséquent toute votre journée à Paris. Vous avez très exactement soixante secondes pour franchir la passerelle et courir sur le quai d’en face avec vos valises, de préférence. Mais, on ne vous en voudra pas trop si vous les abandonnez. Avec un peu de chance, on déclenchera une alerte au colis piégé qui bloquera le trafic pour quelques heures. Ceci n’augmentera vos chances d’avoir votre Eurostar, mais vous aurez la satisfaction de savoir que d’autres personnes auront également raté leur train et tout cela grâce à vous[4].

 

Evidemment, vous êtes quelqu’un de raisonnable, mais, le Chapelier fou ne l’est pas. Il trouva tout naturel que le train change de quai à quatre heures du matin sans que le changement ne soit annoncé. Il se demanda même pourquoi il ne s’arrêtait pas quai numéro 1 ½, le quai qui n’existe pas[5]. Cela aurait tellement simplifié les choses. Il trouva tout à fait faisable de courir en soixante secondes la passerelle verglacée avec ses bagages. Le Chapelier monta dans le train sur le quai de Luton, aéroport excentré, et se retrouva à St Pancras, gare ferroviaire du cœur de Londres. En plus, il n’avait même pas eu à se fatiguer. Comme c’était la période des fêtes de fin d’année, « l’esprit de Noël »[6] avait porté ses bagages dans les escaliers. La compagnie gagnerait à préciser qu’elle met à disposition des employés pour aider les voyageurs. D’ailleurs une autre fois, alors que le Chapelier se rendait à l’aéroport de Luton pour gagner l’Irlande et qu’il se trouvait une fois encore dans l’obligation de courir dans les escaliers verglacés, ce sont les Leprechauns qui ont porté ses bagages[7].

 

Le Chapelier pourrait aussi vous raconter cette plaisante soirée où il a eu la bonne idée de s’endormir dans le train censé le conduire de la City à Hampstead, banlieue chic du nord de Londres. Rater la magnifique gare de West Hampstead et ses 4 voies en plein air signifiait se retrouver à la prochaine station, à une cinquantaine de kilomètres, dans le Hertfordshire. Rien de tel qu’un peu de tourisme après une bonne journée de labeur à la City. Du reste, le Chapelier était toujours tenté de rester dans le train. En particulier le matin, lorsqu’il lui fallait descendre à City Thames Link au lieu de continuer jusqu’à Brighton pour aller s’aérer l’esprit en se promenant face à la Manche agitée d'une légère brise marine. Mais il résista vaillamment.

 

Peut-être voudriez-vous savoir à quoi ressemblent les gens qui prennent ces trains qui conduisent de la banlieue de Londres à la City ? Au risque de vous décevoir, on voit surtout des quotidiens gratuits grands ouverts et des mains plus ou moins boudinées s’y accrochant comme à une feuille de paie. Sauf que vous pouvez parier que les feuilles de paie ne finissent pas abandonnées sur un siège aussitôt qu’elles ont été lues. Preuve s’il en est que les passagers du First Capital Connect estiment à leur juste valeur les faits de qualité douteuse dont ils se repaissent.

 

Si le Chapelier ne salissait pas ses gants avec les quotidiens gratuits, il se livrait néanmoins à un jeu fort amusant : saisir le sens d’un article à partir de brides lues sur les journaux de ses voisins. C’est très mal de regarder par-dessus l’épaule de son voisin me direz-vous. Bien évidemment, mais quand tout le monde est debout dans le wagon, il faut bien que quelqu’un se sacrifie et laisse les autres ouvrir leur journal. Quel sens civique, Chapelier, quel dévouement !

 

Grâce aux quotidiens gratuits déployés par les autres voyageurs, le Chapelier a un peu rattrapé sa totale inculture. Il connaît désormais Amy Winehouse et un certain nombre de personnalités à scandale britanniques. Lundi matin : Amy Winehouse dans une épicerie. Mardi matin : Amy  dans une épicerie achetant une boite de petits pois. Amy anorexique ! Mercredi matin, Amy dans une autre épicerie achetant des fraises. Amy enceinte ! Jeudi matin, Amy achetant deux boites de corn flakes. Amy boulimique ! Vendredi matin, Amy en boîte sur l’étagère de l’épicerie. Vous hallucinez, c’est normal en fin de semaine. Vous feriez mieux de faire comme Amy et d’entrer en cure de réhab. Certes, en français correct, on devrait dire "cure de désintoxication". Mais cure de "réhab", dérivé de l'anglais "rehabilitation", sonne tellement mieux.

 

Mais il y a bien sûr tant d’autres informations intéressantes. dans les quotidiens gratuits  - notez au passage que les quotidiens payants sont en général du même acabit -. Les adieux du Prince Harry à sa petite amie, petite amie effondrée. Le Prince Harry en Afghanistan, pauvre petite amie esseulée. Le Prince Harry rentre d’Afghanistan, petite amie ravie. Le Prince Harry retrouve sa petite amie, petit couple heureux. Le futur mariage du Prince Harry avec une autre petite amie Et, bien sûr, les crimes en tout genre. Non pas que les deux soient liés. A vrai dire, ils sont, comme qui dirait négativement corrélés. Lorsque ni le Prince Harry, ni la princesse Amy ne font parler d’eux, c'est-à-dire quand il passent une journée sans bouger, sans parler, ni même sans respirer, il ne reste plus que les crimes pour faire une jolie une. Et là, on a l’embarras du choix : opteriez-vous pour le tueur de l’arrêt de bus, pour le mari qui violente sa femme, pour la femme qui violente son mari, pour la femme qui empoisonne son mari à petit feu, pour la femme qui maltraite ses enfants, ou pour la femme qui exploite les enfants que lui confient les services sociaux ? Mais peut-être préféreriez vous le jeu collectif. Dans ce cas, vous aurez encore les faux-taxis violeurs de femmes sans défense, les gangs armés de gamins de moins douze ans et les gangs armés de gamins de plus de douze ans.

 

Après avoir élevé son âme par ces saintes lectures, le Chapelier se plongeait dans les rapports de la SBB, de la SNCF, de la Deutsche Bahn, de Trenitalia, de la NSB et de tant d’autres compagnies européennes qui seraient bien heureuses de jouir de l’excellente réputation des compagnies anglaises. En effet, le Chapelier aime tellement les trains que même confortablement installé dans son bureau de la City, il s’occupait encore d’un projet d’investissement dans le matériel ferroviaire en Europe. Il a donc supporté les rapports techniques sur le confort des voyageurs, mais aussi le confort du fret, car il est très important que le fret se sente à son aise. Un projet tellement européen. Exécuté pour le compte d’une grande banque japonaise. Très londonien en somme.



Amicalement vôtre,
Le Chapelier.

A suivre...


[1] Le Chapelier fut traumatisé par la réaction d’un enfant français entendue dans la rue à Brighton :

- « Maman, pourquoi  il y  tous ces vieux en fauteuils roulants ici ? »

- « Mais enfin ma chérie, tu ne voudrais tout de même pas qu’ils restent chez eux ? »

- « Si ».

Il faut préciser que les fauteuils roulants et autre déambulateurs sont monnaie courante Outre-manche, ce qui favorise dans une certaine mesure l’autonomie des personnes âgées, ou comme on dit « autonomy of the elderly with disabilities ».

[2] Que l’on aime ou non le style très particulier du Chapelier,  il faut lui reconnaître un certain sens de l’oxymore.

[3] Tout comme Saint Pancras, Saint Potin, évêque de Lyon, martyrisé. Il fut  précipité du haut des marches de la cathédrale. Déjà fort avancé en âge, il mourut suite aux mauvais traitements dont il fut victime.

[4] Le Chapelier s’adresse à des Français, c'est-à-dire à des gens qui acceptent que le sort leur soit défavorable, pourvu qu’il le soit également à d’autres, quitte à l’aider un peu. Il faut pardonner au Chapelier ce genre d’opinions tranchées et arbitraires. Il a peu le sens de la nuance.

[5] Laisser pour une fois le Chapelier sacrifier à la mode et indiquer qu’il est fort possible que ce « quai numéro 1 ½ » soit inspiré du quai 9 ¾ de J.K. Rowling. Après tout, c’est en partie aux trains britanniques que l’on doit les aventures d’Harry Potter.

[6] « Christmas spirit », l’ « esprit de noël », si chère à nos amis anglo-saxons, n’est bien sûr pas un « esprit » qui aurait pu aider le Chapelier à faire quoi que ce soit, mais désigne simplement l’ambiance de noël. Le Chapelier vous affirmera le contraire. Peut-être a-t-il trop lu Charles Dickens étant enfant.

[7] Les Leprechauns sont les lutins traditionnels du folklore irlandais.

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L'orange Maltaise

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