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9 mars 2010 2 09 /03 /mars /2010 19:41

 

 

La-Petite-Madeleine.jpgLa Petite Madeleine de la Décoration par Soutine


Un jour dans une librairie, alors que je me presse pour aller prendre mon Eurostar, je lis ce titre : Madeleine Castaing, Mécène à Montparnasse, décoratrice à Saint Germain des Prés [1]. Tiens…  j’ai entendu ce nom prononcé autour de moi quand j’étais tout enfant. Je repense à ma grand-mère. Je me souviens d’un oncle féru d’art et de décoration lui disant : « Ah ma tante ! Quel souvenir merveilleux que ce jour où nous avons été chercher une malle chez Madeleine Castaing ! » Mon oncle a l’art de l’emphase et le parler précieux, mais tout de même. Madeleine Castaing, j’y repense dans l’Eurostar. Je crois que c’était une dame très âgée, une antiquaire, une décoratrice, les deux sûrement. Ma grand-mère avait pour elle la plus grande estime, on le sentait à la façon dont elle l’évoquait, cela devait donc être une dame de qualité. Je m’imagine une femme petite, je ne peux m’empêcher de penser à la Reine Victoria. Elle avait une boutique il me semble. Bonaparte. Pourquoi est-ce que je pense à Bonaparte tout d’un coup? S’agit-il de la rue Bonaparte ? Peut-être bien. Et puis je me souviens de mon grand-père disant à des invités : « cette femme là était extraordinaire : vous pouviez lui proposer des millions, si vous ne lui reveniez pas elle ne vous laissait pas repartir avec [l’objet] » et il ajoutait « mais elle s’entendait très bien avec ma femme, je les laissais discuter toutes les deux et je faisais un chèque à la fin ». Un mari conciliant mon grand-père. Ce sont des souvenirs si anciens, je devais avoir dans les cinq ans. Je me promets de me renseigner sur Mme Castaing…

Maintenant que c’est chose faite, je peux en parler un peu mieux. La dame qui a vendu la fameuse malle à mon oncle est née au XIXème siècle, et elle a traversé quasiment tout le XXème. Madeleine Magistry (1894-1992), fille d’un ingénieur, qui construisit la gare de Chartres, s’est mariée très jeune avec un critique d’art de vingt ans plus âgé. Une véritable histoire d’amour, romantique à souhait, prélude à une vie heureuse. Marcelin Castaing était un homme brillant et cultivé, elle avait déjà fort bon goût. Après un passage fort réussi dans le cinéma muet, elle se pique de décoration. Elle commence avec son manoir de Lèves, puis, lorsque celui-ci et occupé par les troupes allemandes, elle ouvre une boutique à l’angle de la Jacob et de la rue Bonaparte (voici donc ma fameuse rue Bonaparte !). Elle côtoie le cœur du monde artistique, des sculpteurs, des peintres, des musiciens, de Chaïm Soutine (1893-1943) d’un an son aîné et qu’elle considérait comme le plus grand artiste du XXème siècle, à Amedeo Modigliani (1884-1920) en passant par Marc Chagall (1937-1985), André Derain (1880-1954), Pablo Picasso (1881-1973), Erik Satie (1866-1925) et René Iché [2] (1897-1954). Soutine fait un portrait d’elle qu’il intitule La Petite Madeleine de la Décoration. Il est exposé au MoMA [3]. On rapporte d’ailleurs que Soutine a refusé un billet de cent francs (une autre somme à l’époque bien-sûr) que lui tendait Marcelin Castaing, parce que ce dernier n’avait pas regardé le tableau qu’il voulait acheter. Cela me rappelle l’anecdote de mon grand-père sur Madeleine Castaing : impossible de lui acheter quoi que ce soit si on ne lui revenait pas.

Pourquoi la « petite Madeleine » ? Parce que Madeleine Castaing aimait la littérature, elle lisait et relisait Proust comme du reste Balzac et Céline. Cela me rappelle ma grand-mère, qui elle aussi lisait La Recherche avec délectation. Ont-elles jamais échangé à ce sujet ? En fait de littérature, Madeleine était aussi amie avec Henri Miller (1891-1980), Maurice Sachs [4] (1906-1945), Louise de Vilmorin [5] (1902-1969) et Blaise Cendrars (1887-1961). Cendrars, je me souviens de ses œuvres chez ma grand-mère, L’Or en particulier. J’apprends que Madeleine Castaing a aménagé la maison de Cocteau (1889-1963) à Milly-la-Forêt, ainsi que la villa de Santo Sospir à Saint-Jean-Cap-Ferrat qui appartenait à Francine Weisweiller (1906-2003), riche mécène, qui, justement, avait tissé des liens étroits avec Cocteau. Aménager la maison de Cocteau… il faut se rendre compte de ce que cela veut dire. Car, pour Madeleine Castaing, aménager signifie faire ressortir avec goût la personnalité des propriétaires. Elle a donc été un temps dans la tête de Cocteau. Quelques images d’Orphée et de La Belle et la Bête me passent par la tête, comment rendre l’univers d’un homme comme Cocteau ?

Si l’on s’intéresse de plus près au style Castaing, à ce qu’il reste de ces intérieurs aménagés par elle, qu’y voit-on ? Le goût. Le néoclassique qui se serait dépouillé de sa lourdeur et qui aurait conquis la grâce. Du maintien, de l’élégance, mais de la légèreté, un brin évaporé, le tulle qui entoure le corps mince et musclé d’une ballerine. Le néoclassique chausse ses pointes donc. Elle a un sens de la symétrie, du drapé, qui ne fait pas bourgeois. Elle parsème ses intérieurs d’éléments Empire et Directoire sans ces airs de vieux sphinx suranné. Je ne sais pourquoi, je repense au Spleen de Baudelaire. Il y a chez elle une harmonie d’angles et de ronds, des couleurs pastelles élégantes, comme un beau papier à lettres, un usage de l’acajou qui souligne sans trancher. De la poésie, du discret, du feutré. Les pas d’une ballerine sur scène que l’on entend à peine.

Je m’étonne des couleurs et des motifs : tout les oppose et ils vont quand même ensemble ? Je m’étonne de cet univers qui est tout de même bien rempli, comme si toutes les surfaces devaient avoir un motif que l’on retienne, et qui ne fait jamais saturé.  Il y a un « bleu castaing », pastel sans être pâle, qui tire sur le vert, qu’elle associe souvent au noir. Cela me fait penser à cette fameuse enseigne de thé britannique, Fortnum & Mason. D’une certaine façon le goût de Madeleine Castaing n’est pas très éloigné non plus du style de l’enseigne Ladurée qui occupe aujourd’hui l’emplacement de son ancien magasin rue Bonaparte. Un salon de thé qui fait d'excellents macarons  à la place de son magasin, on aurait pu trouver pire. J’admire le mélange harmonieux des genres, on dirait que ces meubles, pourtant si différents, ont été conçus pur aller ensemble, c’est là le talent de tout grand décorateur. Madeleine Castaing a résisté à la mode Louis XV-Louis XVI pour introduire du Directoire, de l’Empire, des artistes contemporains. Pourvu que ce soit avec goût aurait pu être sa devise (ne devrait-elle pas d’ailleurs être celle de tous les décorateurs ?)

Je ne m’étonne pas en fait du mélange des genres, ni des couleurs et motifs audacieusement juxtaposés, je les reconnais : c’est cet esprit qui soufflait sur la décoration que j’ai toujours vu chez ma grand-mère, et dans la quelle j’ai grandit. Je n’avais pas l’impression d’y avoir prêté attention et pourtant, je me souviens de cet univers, de ces objets, de ces couleurs, des ambiances, des atmosphères… Ce n’est pas comme si j’avais grandit dans une bonne maison bourgeoise classique, ni dans un château dont on ne touche plus la décoration depuis des dizaines d’années. Chez ma grand-mère, on sentait la veine créatrice : chaque jour elle avait une nouvelle décoration quelque part, un nouvel objet, de nouvelles couleurs, des plantes, un ruban, une touche de peinture, un rien… de l’art. Faisait-elle une table, on mangeait le dîner avec les yeux… J’ai des souvenirs merveilleux de tables de noël, de tables de printemps, de tables d’automne, de tables dont je pourrais lui redonner chaque détail. Et dire que je n’avais à l’époque pas l’esprit à cela, c’est étrange. Je savais pourtant parfaitement ce qui me plaisait et ce qui me déplaisait, ce qui « convenait » et ce qui « ne convenait pas ».

N’utiliser un objet, fusse-t-il le plus magnifique du monde, que s’il s’accorde à la pièce, aux autres objets, à l’esprit que l’on veut voir régner dans la maison. La tentation est grande pour un collectionneur de s’entourer de très beaux objets, les plus beaux meubles, dans les plus belles matières, les plus chers aussi, pour peu qu’il soit un peu gagné par le snobisme. Mais il faut savoir y résister. Savoir apprécier un objet comme si on le voyait sur un piédestal dans un musée, lui reconnaître de grandes qualités, mais savoir lui préférer le moins beau qui accompagne mieux le reste de la pièce. Une pièce c’est un tout, un esprit, une harmonie. Il n’y a de vrai goût que du tout, une personne qui n’aime que les objets pris uns par un et qui ne sait pas les accorder ,ne fait en fin de compte que les gâcher, elle produit une accumulation. C’est exactement comme lors d’une audition au conservatoire : il y a ceux qui « font des notes » et ceux qui « font de la musique ». Si la décoration est une symphonie fantastique, Madeleine Castaing, c’était Berlioz. Chapeau bas [6].

 


[1] Jean-Michel Liaut, Madeleine Castaing, Mécène à Montparnasse, décoratrice à Saint Germain-des-Près, Payot, 2008.

[2] René Iché (1897-1954), moins connu, de moi du moins, était un sculpteur surréaliste qui fut très engagé dans la résistance.  

[3] Acronyme de Museum of Modern Art.

[4] Maurice Sachs aurait  d’ailleurs un jour disparu avec un Soutine dérobé au couple Castaing. Les Castaings pratiquaient la politique de la porte ouverte et étaient, semble-t-il, fort généreux avec leurs « amis ». Se référer à l’article « La Fausse camaraderie du dandy photographe » publié par Le Figaro le 13/02/09.

[5] Louise de Vilmorin dont Françoise Waegener a sorti en 2009 chez Albin Michel une belle biographie : Je suis née inconsolable, Louise de Vilmorin (1902-1969).

[6] Pour l’anecdote, Madeleine Castaing portait toujours un chapeau, sauf sur une photographie prise dans sa vieillesse (sénile ?) par le photographe François-Marie Banier, où elle apparaît de surcroît en chemise de nuit. Ce même François-Marie Banier est en procès avec la famille Bettencourt au sujet de la générosité (sénile ?) de Liliane Bettencourt. Se référer à l’article « La Fausse camaraderie du dandy photographe » publié par Le Figaro le 13/02/09.

 

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commentaires

M
<br /> Bonjour,<br /> <br /> Je me permets de vous contacter car j'ai vu que nous avions un point d'intérêt commun : le peintre Chaïm Soutine.<br /> <br /> Après trois ans de recherches à travers toute l'Europe, auprès de personnes l'ayant connu et de collectionneurs, etc, j'ai produit un film documentaire qui relate son parcours, son oeuvre.<br /> Il s'agit du seul film à l'heure actuelle traitant de cet artiste fascinant.<br /> Le documentaire "Chaïm Soutine" est disponible à la vente au format DVD au tarif de 25 euros, frais de port compris pour la France métropolitaine (30 euros hors Métropole) =><br /> http://www.lesproductionsdugolem.com/soutine/?lang=fr<br /> Si vous désirez l'acquérir, merci de me faire parvenir votre règlement par chèque à l'ordre de "Les Productions du Golem", à l'adresse suivante :<br /> <br /> Les Productions du Golem<br /> 24 rue La Bruyère<br /> 75009 Paris<br /> <br /> Merci et à bientôt<br /> <br /> <br /> Murielle Levy<br /> Tél. : 01 43 15 08 03<br /> <br /> <br />
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L
<br /> très agréable à lire, les ambiances sont bien restituées<br /> ce que j'aimerai que G... lise tout ceci!<br /> une belle récompense pour la f.... qui décore avec un bout de bois<br /> et n'achète pas un lustre à accrocher bourgeoisement au dessus de la table:)<br /> j'ai grandi , sans t, hé oui! je ne puis m'en empêcher,<br /> c mon humble contribution,aussi un oubli :(o)n aurait pu trouver pire,<br /> Bisoux, je passe au suivant<br /> <br /> <br />
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L
<br /> Merci Neko, je ne sais pas à quoi j'avais la tête pour que cela m'échappe dans le titre... Les Grandis d'Espagne sûrement ;) Je ferais lire ceci à G. promis!<br /> <br /> <br />

L'orange Maltaise

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  • : « Il pourrait se trouver, parmi [mes lecteurs] quelqu’un de plus ingénieux ou de plus indulgent, qui prendra en me lisant ma défense contre moi-même. C’est à ce lecteur bienveillant, inconnu et peut-être introuvable, que j’offre le travail que je vais entreprendre. Je lui confie ma cause ; je le remercie d’avance de se charger de la défendre ; elle pourra paraître mauvaise à bien du monde ! » (Mémoires de la Duchesse de Dino, 1831)
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