Toute autre façon de se révéler serait pour l'amour du Dieu une tromperie, car ou bien il devrait d'abord avoir
opéré un changement du disciple (mais l'amour ne change pas l'être aimé, il se change lui même) en lui cachant que c'était nécessaire, ou bien demeurer avec insouciance dans l'ignorance du fait
que toute compréhension n'était qu'illusoire (c'est là la non-vérité du paganisme).
Toute autre révélation serait pour l'amour du Dieu une tromperie.
Et quand bien même mes yeux auraient plus de larmes que ceux d'une pécheresse repentante et chacune de ces
larmes plus de prix que toutes celles d'une pécheresse pardonnée, quand même je pourrais trouver une place plus humble encore qu'aux yeux du maître, et m'y asseoir plus humblement qu'une femme
dont le coeur n'eut choisi que l'unique nécessaire; quand même je l'aimerai avec plus de dévouement encore que le fidèle serviteur qui l'aime jusqu'à la dernière goutte de son sang, et eussé-je à
ses yeux plus de grâce que la plus pure des femmes - si néanmoins, je voulais le prier de modifier sa décision, de se montrer sous un jour différent, de s'épargner lui-même, il arrêterait ses
yeux sur moi en disant : homme, de quoi te mêles-tu? disparais, Satan que tu es, même si tu ne t'enrends pas compte!
Ou si une seule fois, il levait la main en un geste de commandement et que ce fiat tout-puissant fût obéi et qu'alors je crus mieux le comprendre et l'aimer, alors je le verrai sans doute pleurer
sur moi aussi et l'entendrai dire : que tu aies pu ainsi me devenir infidèle et ainsi contrister l'amour; tu n'aimes que le Tout-Puissant qui fait le miracle et pas celui qui s'est abaissé en
s'égalant à toi!
Soren Kierkegaard, Les Miettes philosophiques (1844)
[ Dans l'excellente traduction de Paul Petit (1943) à qui il convient vraiment de rendre hommage, d'autant qu'il fut exécuté peu après avoir achevé ce travail. Les espaces ont été rajoutés pour
faciliter la lecture.]